l’homme qui ne marche plus…

L’homme nous parle de sa voix nonchalante, fluette, presqu’inaudible.

Par moment, comme par vagues, le ton de sa voix monte, puis s’éteint.

Comme si, soudain, cette chose là devait être soulignée, cette chose étrange qu’il n’arrive pas à exprimer, à entendre ou à comprendre…

 

Comme ce n’est pas la première fois que je l’entends nous parler, ma mémoire retrouve la tonalité des autres fois. Ces autres fois (autrefois) où de ma mémoire ressurgit la même douleur, la même consonance, la même résonance, la même profonde tristesse.

 

L’homme est fatigué, l’homme est décharné, au bord de la rupture, comme l’homme qui marche de Giacometti, sorti tout droit d’un autre monde, ce monde qu’il arpente sans en comprendre toujours le sens, avec comme seule force d’énergie, ce besoin d’exister et de dénoncer… ce qu’il n’arrive plus à énoncer sans renoncer.

 

L’homme parle…

La chose qu’il nous expose explose à la figure, éclatant en mille morceaux (lui parlera de mille feuilles) le tableau clinique auquel il fait face… Nous recevons la force et la brutalité de la chose dans la violence du souffle de l’éclatement. Les miettes résonnent sur le sol, nous n’osons marcher dessus par peur de nous blesser la plante des pieds ou de perdre l’image éclatée à partir de laquelle il est nécessaire d’en trouver sens…

 

L’homme nous parle de sa terreur. De son désespoir…

Il a fait tout ce qu’il a pu. Mais la réalité a résisté. Il doit renoncer mais il n’accepte pas de renoncer.

Mais comment renoncer lorsqu’il faut se séparer ?

Comment dépasser cette profonde blessure narcissique sur ce château de sables mouvants sur lequel il est vital de reconstruire perpétuellement quelque chose qui volera en éclats au prochain vent qui passera ?

 

L’homme continue de parler.

Nous écoutons… La bienveillance de l’attention, le soutien de tous l’atteignent… Il reprend sourires, exprime une gratitude, la profondeur de ceux qui étaient seuls et qui ne le sont plus.

Tous, nous partageons cette blessure là, cette limite de la clinique au-delà de laquelle nous devons renoncer d’aller, cette frontière qu’il nous faut tenir et contenir… Faute de quoi nous sommes voués à notre propre anéantissement et celui du lien crée.

 

Et pourtant…

Nous aimerions nous appuyer sur notre fantasme de toute-puissance pour tendre une main amie, amoureuse, ennemie, perverse au-delà de cette ligne…

 

Parfois, nous la franchissons…

Nous savons que nous allons en crever.

Que le chemin du retour sera cruel.

Que nous en reviendrons brûlés.

 

Parfois, nous nous sentons l’âme de nettoyeurs des centrales nucléaires accidentées. Ceux qui donnent leur vie pour en sauver d’autres…

Comme si, cet héroïsme là pouvait nous sauver.

 

Le travail clinique est un travail de masochiste, aspect qu’il ne faut jamais oublier.