ce train qui me passe dessus…

 

Le voyage est subi. Subite.
Subitement emporté dans ce train lancé à mille allures, le Grand Huit, un coup à gauche, puis à droite, une chute libre, une remontée en flèche, secoué dans tous les sens…
Je ne respire plus, je regarde, je pourrais hurler et pourtant, je suis hagard, le regard dans le vide.
L’expérience de l’extrême mortifère nous amène et nous ramène toujours à nous poser la même question. Pourquoi vit-on ?Pourquoi faudrait-il continuer de poursuivre ce que nous avons toujours pensé comme étant l’ordinaire, le normal, le sensé ? Or, la descente, vertigineuse vers les bas fonds est rapide, limpide, brutale, splendide comme cette courbe finale du grand huit qui fait hurler crier vociférer les passagers de ce train si ordinaire.
C’est vrai.
Pourquoi vit-on ?

Mon fauteuil a été embarqué sans crier gare dans cette gare inconnue dans ce train qui ne cessait d’accélérer et de s’emballer… je connais ce train me disais-je en écoutant le monsieur. Cette célérité avec laquelle mon psychisme est englouti par l’effet visuel et somatique d’un asservissement total aux rythmes de l’Autre ne fait que tirer vers la destruction. Les coups subis par le monsieur m’atteignent comme cette balle de squash qui reviendrait sans cesse sur mon corps, mon esprit, mon regard, mon écoute. Paf pif pouf paf boom pouf paf pif, paf… sans knock-out bien évidemment… tenter d’arrêter ce train, freiner, le ralentir… de toutes les forces de tous les désirs de vivre, de réinjecter un autre flux, un autre cours d’eau, souquer plus vite que la prise d’eau, ramer à l’envers…

Pire qu’une séance de catch où le gringalet que je suis lutte avec une montagne de muscles de 2 mètres et 150 kg sur la balance. J’esquive, je cours, je frôle, je reçois mais je renvoie, mais ce sport qui n’en est pas le mien dont je ne connais pas toutes les subtilités m’atteignent… de plein fouet… et je me relève endolori, épuisé, éreinté, rincé, devant cette mise à mort par procuration à laquelle l’autre, les autres, ces Autres me soumettent.

Revenir de ce paysage dévasté digne de la plus horrible tuerie, je me demande toujours comment les humains sortent des charniers ou des terrains de guerre où les corps jonchent le sol… carnage d’un autre temps, génocide d’une autre époque… tellement proche de nous, tellement réelle, tellement contemporaine, tellement…

Oui, pourquoi vis-je ? Continue-je de me lever tous les matins pour aller à la guerre, au combat contre le mortifère, contre cette avidité si incommensurable et terrifiante, remettre de la vie si précieuse, si fragile et pourtant, si luxuriante, belle, gracieuse, sublime…

Oui, comment ma misanthropie est-elle contrée par mon désir de vie ? Certains penseraient la mission confiée par je ne sais quelles forces supérieures… peut être… certains me diraient que je ne sais pas faire d’autres choses… peut être aussi.

Je ne crois pas avoir traversé de mon vivant, carnages et génocides, camps de concentration et mises à mort.
Cela se saurait.
Je ne crois pas avoir été soumis à la Question comme mécréants de l’Inquisition espagnole.
Cela se saurait.
Je ne crois pas avoir connu ces chutes, ces exécutions sommaires décidées par des puissants à l’encontre des Justes.
Je ne crois pas.

Et pourtant, ce train lancé à toute allure vers ce mur, ce mouvement mortifère m’est étrangement familier.
C’est le moment où la théorie doit se taire et laisser le reste se réaliser.
La binéarité, l’opposition blanc noir sans dégrade de gris, est plus qu’opérante, c’est le seul mouvement de balancier qui, parce qu’il est étrangement familier, non pas dans sa singularité mais sa répétition, que je m’arrache de ce mouvement qui m’entrainerait vers la certitude de ma mort.

À quoi bon continuer de vivre si c’est pour subir cela ?
Cet indicible malicieux mouvement qui semble mener à la mort mais qui ne tue pas… qui fracasse, détruit, mais qui n’achève pas et dont la jouissance même est seulement dans le désir de faire souffrir l’autre.
Or, pour souffrir, il faut vivre…

Le mortifère est la quintessence même du sadisme dont la jouissance n’est pas seulement sexuelle mais sociale, groupale, sociétale… humaine… mais non animale…
La réduction de la vie sans destruction de celle-ci est le moteur du mortifère. Si l’Autre meurt, le jeu ne peut se poursuivre. L’Autre doit rester vivant. Juste ce qu’il faut. Mais il ne doit plus être mon Alter. Il doit être Autre… autrement juste vivant. Juste le seuil minimal. Animal en cage. Esclave de lui-même… tant qu’à faire… aliéné.

Il était temps de descendre de mon fauteuil, de sortir et d’aller voir la vie, en dehors de cette institution qu’est mienne, ce lieu investi institué que je crée et rebâtis tous les jours, que je remets chaque jour l’ouvrage sur le métier.

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Cette dame qui se lève tous les matins, traverser Paris, travailler et s’ennuyer dans un travail aliénant, revenir, manger dormir, avoir quelques soucis de sous et avoir des travailleurs sociaux sur le dos qui, du haut de leur perchoir disent : « ce n’est pas grand chose… il faut vous serrer la ceinture un peu… pendant quelques mois… »
Cette douce brutalité d’une moralité qui n’est que le reflet d’un fonctionnement sociétal où l’Ordre doit être maintenu… d’une main de fer.
Faites ce qu’il est nécessaire de faire : payez vos impôts ; pourrait être le slogan d’une chaîne invisible.
À la fin du mois il ne lui reste rien, c’est mieux que crever de faim comme elle a pu le faire quand elle vivait encore chez sa mère… « je peux au moins m’acheter un produit de qualité en pharmacie, un bidon d’un litre de Rogé Cavaillès… vous comprenez je ne fais pas de folies… »
Vit-on simplement pour le plaisir de prendre sa douche avec du Rogé Cavaillès ?