folies circulaires

 

Un mot est dit, un autre lui succède, puis un troisième… Quand le quatrième s’énonce, je me suis déjà rendu compte que nous sommes revenus au premier…
Même si ce Quatrième-premier est un synonyme, l’enroulement de la pensée sur elle-même est déjà enclenché… Et son enfermement digne des rochers de Sisyphe qui retombent éternellement…

A chacune de mes tentatives de chemin de traverses, de pas de côté, d’arrêts, simplement d’un arrêt, c’est une estocade, une attaque, un toccata attaqué directement en frappant le clavier d’un geste brusque sans aucune harmonie…

Sortir de cette circularité (et dieu sait si j’aime la circularité de la parole, des énergies, des pensées et des rêveries) est tellement violent… qu’il faut à tout prix maintenir fermement la Chose… dans son bocal et faire le tourbillon, l’ouragan – hurrycane -comme dans les aspirateurs sans sac Dyson… Aspirateurs…

La pensée se sclérose quand chaque tentative de rêver est annulée, annihilée par une massue de terreurs qui cogne sur la paroi du bocal… Quand rêver brutalise le corps, la pensée se fige et lève les yeux au ciel, implorant que la magie s’opère…

Elle vocifère, elle hurle, elle pleure, le nez coule, elle se mouche, elle lance des piques avec des regards noirs comme si, j’étais le Mal incarné… Persécuter comme on est persécuté…

D’un certain côté, je me dis, une « collègue » psychologue à moi est devant moi, nous avons quand même un « background », – une arrière cour ? – commun qui devrait permettre… Oui, le conditionnel est un temps dans la grammaire française qui est voué à l’échec… « devrait permettre »… de penser ensemble la situation ?
Non. Elle a déjà franchi la barre, elle est déjà passée de l’autre côté du mur, elle a déjà passé le gué. Les psys sont des fous qui ne l’ignorent plus et qui en font quelque chose. De plus en plus de praticiens (les thérapeutes psycho-machins choses trucs bidules chouettes) sont des fous qui ignorent qu’ils le sont et qui font semblants d’être « normaux »… beurk. Je déteste ces gens là.
Bien évidemment, je ne lui dirai pas qu’elle est de l’autre côté de la barrière…

Je lance : « Je suppose que vous avez un espace thérapeutique ? »
« Non. »
Je continue : « Ah… une supervision ? »
« Non. Je n’aime pas les psys. »
Je traduis pour moi : « Je ne m’aime pas. Et toi non plus, je ne t’aime pas. Sale psy. »
En effet, en étant maltraitée à en être rendue folle, « être psy » devient la persécution même… « Faire psy » est plus simple… car ce n’est alors qu’un job.

Oui, je dis bien ici, à en être rendue folle… Parfois, les conditions de travail peuvent rendre les gens « fous » et une fois la toxicité du travail levée, la folie se lève comme le brouillard sur un champ.

Elle continue : « Oui, je sais, je suis pas dans les clous. Chuis pas une bonne psy. »
« Non. Ce n’est pas un jugement moral que je fais. Simplement, je crois qu’il serait temps de vous soigner. »
« Ce n’est pas le moment, monsieur. »

C’est marrant, mais c’est déjà le moment, puisqu’elle est venue me voir. Sinon, pourquoi serait-elle venue me voir ? Certes, cet endroit où je suis n’est pas un lieu « thérapeutique » en soi. C’est un lieu d’écoute. Mais pour moi ce n’est qu’un jeu de mots.

Oui, pourquoi est-elle venue me voir ?

« Vous faites un rapport ? »
« Non ». Mon non est ferme. Sans appel.
« Ah. »
Je remarque immédiatement que la circularité s’est momentanément arrêtée.
« Vous ne direz même pas qui est venu vous voir ? »
« Non. Je ne travaille pas comme ça. Je suis garant de la confidentialité. »
« Ah. »

Rideau.

—–

Depuis son départ, je continue de poursuivre ma pensée, mes rêveries sur le sens que cela avait, pour cette patiente, d’être venue me voir…
Déposer quelque chose à cet endroit qui, pour elle, faisait sens et que je ne peux recevoir qu’en mettant sa circularité enfermante et mortifère à bonne distance…
L’enfermement dit ce qu’elle vit dans son univers clos. Ok.
L’enfermement est persécutoire… Ok.
Toute tentative de ma part d’arrêter la circularité est vaine…
Même si je comprends qu’elle entend ce que je dis.
Mais qu’est-elle venue me dire au fond ?
La demande de réparation est claire… Elle m’est déposée.
Avec une confusion d’adresse. Je ne suis là que comme témoin d’une situation qui m’est rapportée. Je n’abuserai nullement en disant : « il m’est dit que… »
Mais quelles réparations ?

J’imagine alors des contrées ensevelies sous des tonnes de décombres d’ordures et de cadavres morts-nés, nés mort, des bâtiments enfouis engloutis par des montagnes de détritus humains et autres pollutions diurnes et nocturnes…
Cela ne me donne absolument pas envie d’aller dans ces contrées l’aider à faire le tri, faire émerger de là des traces archéologico-ontologiques qui ont du subir des forces tectoniques intenses pour ne plus apparaître… Un peu comme dans Inception quand la boîte est dans la boîte de la boîte et donc enfermée dans la boîte de la boîte de la boîte… Là, les boîtes ne seraient pas des boîtes mais des merdes, des vomis, des morves… beurk.

Stop.

Savoir reconnaître à ces moments là, ses propres limites, ses incapacités à franchir le Rubicon, je ne l’ai pas souvent fait. Je suis de nature téméraire sur ces contrées, mais cette fois-là, non, je n’ai eu aucune hésitation à refuser de m’y laisser entraîner…
Le masochisme de l’écoute est une chose qui se cultive… si je peux entrevoir au loin, une lueur d’espoir et de vie. Lorsque vivre n’est plus que cultiver son propre mortifère – je l’ai dit ailleurs, le mortifère n’est pas la mort, c’est pire que la mort – la pulsion de mort n’est pas la mort…

Entre nous, je préfère la mort… chose ordinaire de la vie à ce mortifère mort-vivant qui ne fait que renaître les monstres fantomatiques de ceux qui ne peuvent reposer en paix.