Monsieur

Monsieur,

La première fois que j’ai entendu votre nom c’était avec le Vocabulaire. J’étais alors étudiant en psychologie et je me destinais à je ne sais quel métier étrange qui peuplait mon imaginaire.

Pendant de longues années, vous n’étiez que celui-là, le deuxième du Vocabulaire.

Par la suite, j’ai souri en lisant le « frère du précédent ».

Puis, quelques années plus tard, une amie très proche m’a ouvert les « fenêtres » et je vous ai redécouvert. Le lien s’est fait avec Christian Bobin dont vous étiez l’éditeur dans l’un et l’autre. J’ai renoué avec un exercice de la psychanalyse qui me transportait : celui que j’avais imaginé jusqu’à ce moment là.

Depuis, j’ai lu tous les livres que vous avez écrit jusqu’à votre disparition. Il y a quelques jours.

Je ne l’ai appris que dans l’après-coup, quand un ami proche m’a appelé. Pour lui, j’ai eu l’impression que ce n’était qu’un fait anecdotique dans la constellation des psys.

Pour moi, ça a été une profonde tristesse.

Un bouleversement. Un peu, perdu dans la translation. Je le suis souvent, je l’écris souvent et vous m’avez déjà « sauvé » à plusieurs reprises de mes translations.

Pourtant, je ne vous ai jamais rencontré, je ne vous ai jamais entendu, je n’ai même pas eu la curiosité de suivre vos émissions radiophoniques sur France Inter.

Je n’ai fait que vous lire.

Lire vos entretiens, lire vos articles, lire vos livres.

Bien sûr, je n’ai pas tout lu, cela va de soi. Et je ne pense d’ailleurs pas tout lire. Cela me semble presqu’indécent.

Vous êtes né, Monsieur, la même année que ma grand-mère maternelle, dont le décès avait été le déclic pour entreprendre mon analyse. Elle avait 48 ans quand je suis né, vous aussi. Vous êtes rat, comme elle et moi.

Le premier des douze. Pour une fois, vous n’étiez pas le suivant, mais le premier.

Depuis ces fenêtres ouvertes sur ce monde, celles de vos écrits, celui de votre phrasé, vous m’avez donné plusieurs clefs de lecture – c’est le cas de le dire – de mon monde intérieur. De ce qui me dérangeait. De ce que je ne comprenais pas. Vous m’avez aidé à poser des mots sur mes blancs, vous m’avez permis de mieux m’habiter. L’un et l’autre, le va(s) et viens(t), la traversée, les limbes… et la liste serait infinie. Vous m’avez fait sourire, vous m’avez fait rire, vous m’avez aussi bouleversé. Votre liberté de penser est restée une chose profondément ancrée en moi, cette non-allégeance à une école, à un courant, à un dogme, à une idéologie…

Vous n’étiez pas psychanalyste, écrivez vous.

Pour moi, vous n’êtes pas mon maître à penser/panser/pensée, car vous êtes une figure identificatoire « familiaire », « ordinaire », dans une relation vraie. Etonnante vérité puisque la relation n’est qu’à sens unique, je n’ai fait que vous lire. Et non vous lier.

Je n’ai jamais ressenti en vous lisant, cette violence sourde que l’on peut ressentir chez certains psychanalystes qui se prennent pour des psychanalystes… Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce qu’Elisabeth Roudinesco a écrit dans le Monde après votre décès.

Je sais que vos écrits littéraires sont considérés, par les savants-sachants, comme des choses inintéressantes… « de bien jolies choses » ai-je déjà lu.

Pour moi, ce sont vos écrits « littéraires », littéraux, qui m’ont littéralement et littérairement amené à m’approcher de la psychanalyse et de ce qui peuple aujourd’hui mon quotidien, la clinique, malgré le fait que je ne sois pas analyste.

Ce soir, je dois vous avouer un secret.

Je suis aussi triste, car j’espérais dans mon for(t) intérieur, qu’un jour, je pourrais peut-être oser écrire et faire lire ce que j’écris à l’éditeur et psychanalyste (excusez moi pour ce « glissement ») que vous étiez.

Voilà, Monsieur, je désirais vous dire à quel point vous avez été cette lumière simple, discrète et chaude, toujours à mon chevet, cette présence silencieuse et pleine que j’ai toujours voulu retrouver dans la clinique et que j’espère continuer à exercer.

Je vous remercie d’avoir écrit ce que vous avez écrit, et je me permets à mon tour d’écrire pour témoigner toute ma gratitude.

Celle de continuer à vivre en moi et pour moi, en d’autres et pour d’autres.

En attendant de vous rencontrer, dans le pays des ombres, puisque c’est là que vont les morts, le pays d’où je vais-et-viens.