après le carrefour, le banc public

« En s’disant des « Je t’aime » pathétiques, ont des p’tites gueules bien sympathiques… »

Après le Carrefour, disons que nous nous sommes engagés.

Que nous aurions avancé.

Puis au pied d’un bel arbre, nous vivions heureux…

J’n’aurais jamais du, le quitter mon arbre…

Et au pied de cet arbre, un banc public.

Public, car même dans l’intimité d’une relation thérapeutique, il y a une part publique, celle que la-le patient-e énonce et donne donc à entendre au thérapeute.
Ce que la-le patient-e dit ne demeure plus seulement en lui-elle, mais devient un espace intermédiaire.

Espace qui lui permettra par la suite de saisir des possibles développements potentiels…

« Il fait beau n’est ce pas ? » dit-elle en souriant.
« Oui. Un ciel merveilleux. Vous voyez ce nuage là bas ? »
« Oh que oui ! Plus deux fois qu’une ! Un crocodile… »
« Ah, un reptile ? »
« Oui, saoudien. »
« Il y a des crocodiles en Arabie Saoudite ? »
« Oui, dans l’Euphrate. »
« L’Euphrate, c’est en Mésopotamie, en Irak aujourd’hui. »
« Oui, mais c’est pareil… »

« Il fait beau n’est ce pas ? »
« Oui, un ciel bleu merveilleux… Vous voyez ce nuage la bas ? »
« Oh que oui ! Plus deux fois qu’une… Un chameau ? »
« Un dromadaire ? »
« Non, un chameau. Une bosse, comme celle que j’ai eue quand j’avais cinq ans chez ma tante sur les poignets de la gazinière, quand je me suis précipitée pour chercher la tarte que cette gourde de cousine Mathilde voulait trop cuire… Quelle tarte celle-la… »
« Un dromadaire je crois… Deux bosses… »
« Non monsieur. Une seule. Celle que j’ai eue quand je suis tombée de mon lit chez ma cousine Mathilde et que j’entendais mon cousin Thibault ronfler comme un pastèque… »
« Pastèque ? »
« Aztèque monsieur. Sans pet »
« Les mexicains ronflent-ils ? »

« Il fait beau comme au Mexique… Et ils ne se la pètent pas, eux au moins… »
« Oui, un ciel merveilleux… »

L’air autour du banc est respirable aujourd’hui, léger.

L’autre jour, le banc était au pied d’un immeuble, dans une cité glauque de banlieue parisienne, à Drancy je crois.

Là d’où partaient les trains vers l’Est.

Il y a encore quelques semaines, le banc était à la sortie d’une usine. On entendait le bruit des machines, les cadences, les rythmes, les engueulades… Puis les cris dans le bureau du chef. Les pleurs…

Parfois, passent quelques personnages étranges, des dieux, des monstres, des parents des charrettes des cohortes des hordes… Des enfants, des chats et chiens…

Parfois, il ne fait pas bon de rester ainsi assis sur ce banc, il pleut il grêle il vente il tempête !

Mais tant que l’autre ne peut avancer vers un autre, se lever et partir, je ne peux risquer de me lever.
Je puis suggérer, parler des contrées lointaines derrières ces montagnes et ces volcans, raconter l’histoire du Grand Dragon terrassé par le Chevalier Luke, je peux parler de l’oasis dont la dernière caravane a apporté des nouvelles…

Mais tant qu’il-elle ne se lève pas de lui-même ou d’elle-même, je reste sur ce banc, assister à ce spectacle intérieur, à ce théâtre de la vie dont le début comme la fin ne sont jamais écrits, ce n’est pas le rouleau déterministe de Jacques.
Non. C’est le théâtre de l’espoir, c’est le théâtre du désir, c’est la joie d’exister.

Parfois, je m’ennuie à regarder le même spectacle pour la cinquantième fois, ne pas percevoir malgré tous mes efforts les nuances de gris.

Trop fades…

Parfois j’aimerais qu’il-elle se lève pour reprendre le chemin.

Mais il ne suffit pas d’avoir du désir pour l’autre.

Encore faut il que l’autre en ait le désir…

Publié précédemment sur #iVa