entendre les mouvements

 

mouvements de chants,
poésie kaléidoscopique,
qui hante enfile les gants,
je ne sais quelle tropique,
ce qui est trop pique,
cynique typique
typologique logique
inique

bottes cloutées battant terre et mères
saluts bras levés sang sur les mains,
terreurs sans lendemain,
rêveries sans nouvelles ères,
dans quel état j’erre ?
oui, tous, ils gèrent…

ténèbres au lointain,
miroir sans tain,
mouvement, dédain,
le kaki, les armes, les larmes
les lames d’âme, dames.

si loin, si proche, si douloureux
si loin, si proche, si cancéreux,
si loin, si proche, si terrible,
si, si, tellement possible.

cela ne date pas d’aujourd’hui,
cela reviendra et oui,
cela ne suffira pas,
non, pas

encore pas
passer passé passez
assez
j’en ai
n’ai niais nier n’hier
violence vidée
de sens
corps vidés de sang
s’en vont
honteux
vieux cieux creux
eux
mieux
encore
purée
retour
imaginaires

est ce pris vide sens essence et sans
flouer louer clouer huer
crier cri cris ris risible dicible décibel bel.

—–

Ce matin, le rythme était lent, elle s’est assise, je me dis elle n’a rien à me dire, les choses ont eu lieu dans l’antre eux deux de l’après-coup.
Je la regarde, je devine, je dis : « peut-être qu’on peut en rester là ? »
Un hochement de tête et nous sortons.

Puis, vient la patiente suivante, qui, figée dans les dix minutes traumatiques qui la séparent de la porte d’entrée de chez elle et de la station de bus, ne veut pas penser autre chose et court à une vitesse folle vers l’abribus, enfin à l’abri, sans cri, sans hurlement, sans douleur…
Et tout à coup, surprise, elle se met à éclater de rires…
Retrouver l’insouciance de l’enfance heureuse et la douceur chaleureuse du regard maternel oublié…

La troisième me fait faux bond, reporte le rendez-vous sans donner de raisons à la secrétaire, laquelle éberluée ne comprend pas…
Oui, une même personne peut être adorable, rude, violente, exquise, jouissive, virulente, ordinaire… Mais je ne vais pas lui expliquer ce matin.
Le pour-quoi du come-on !

Le quatrième, vient, je ne sais pas pourquoi, la même tenue, toujours la même, le même pantalon élimé, la même barbe mal taillée, la même polaire, comme s’il avait été figé, taxidermé à un instant « t ».
Il renouvelle et répète la même chose, du moins, la même mélodie, la même radio, la même sonorité, la même rythmique…
Et pourtant, à chaque fois, une nuance, nanométrique, une toute petite chose différente, un rien, une aiguille dans une motte de foin, un petit coquillage minuscule sur la plage déserte, terne, morne, avec cette écume de l’hiver, le vent, le soleil au loin, derrière ces amas de nuages gris… Petite chose qui scintille derrière laquelle la vie pointe son nez, un sourire, une météorite… Une étoile filante…
J’en attrape la queue, je la montre à ce monsieur, ce monsieur me dit, trempez la dans l’eau…
Oui parfois, l’escargot semble s’être figé.
Et pourtant…

La suivante, les yeux pleins de malices, de joies subtiles, un émerveillement.
Elle me dit qu’elle a pris une belle décision, que mon message avait été gentil, le soleil avait brillé, le juste avait parlé.
Le normal doit céder sa place au juste, car c’est le juste qui peut aider l’autre à se mouvoir. « C’est pas juste » disent les enfants et à raison. Le monde des adultes est un monde de compromis dans lequel le juste ne devrait jamais être mis de côté. L’évocation de sa propre mort convoque un autre chemin, celui de la vie, dans le juste.
Qui penserait que le spirituel n’ait pas toute sa place dans cet instant, où le « je ne sais pas d’où je viens et je ne sais où je vais, mais je sais que cela s’arrêtera inéluctablement », apparaît si clairement en elle ?
La pensée « doudou », l’espace psychique transitionnel, le passage potentiel…
Je regarde le minion qui trône sur mon bureau pour me remémorer d’où je viens, cette novlangue que ces minions expriment, cacophonies grammaticales et syntaxiques, superpositions d’associations lexicales et linguistiques hilarantes… Passer d’une langue à l’autre, d’une pièce à l’autre, d’un instant à l’autre… Vor… Da…

Le dernier attaque une toccata en arrivant, à peine assis, il attaque le morceau, un Itzhak Perlman de la pensée, l’archet violent qui attaque les cordes pour les maîtriser, les faire grincer… Tout l’inverse de la caresse douce d’une Hilary Hahn…
Je ferme les yeux, je me cale… Car je sais maintenant… que je dois écouter les blancs et entendre la mélodie transparente et silencieuse.
Puis un saut, le tourne disque déraille, saute sur un autre sillon, puis un autre, sauts d’obstacles sans aucune logique et raison visible…
Ses mots jouent à saute-mouton, j’essaie de ne pas m’endormir en les comptant.
Et tchac ! Coup d’archet, coup de fouet, le diamant se recale et paf, il resaute…
Je sais que le disque est rayé par les griffes de traumas anciens, je le sais.
Inlassablement, j’énonce la mélodie hachée par ces sauts de puces psychiques qui, au fur et à mesure que le travail avance, deviennent de plus en plus longs, de plus en plus denses, de plus en plus hauts, de plus en plus profonds…
Le blanc n’est jamais blanc, le silence n’est jamais silence…
Les mots ne sont que des mots…
Dans les paniers d’osier… Les choses nous parlent… Si nous savons entendre…

—–

J’ouvre mon téléphone et je tombe sur la Leçon inaugurale de Patrick Boucheron.

Il faut “étonner la catastrophe”.
Nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos.
Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience — non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir.
Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude.
Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance.
« Étonner la catastrophe », disait Victor Hugo, ou avec Walter Benjamin, se mettre en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture.
Voici pourquoi cette histoire n’a, par définition, ni commencement ni fin.
Il faut sans se lasser et sans faiblir opposer une fin de non recevoir à tous ceux qui attendent des historiens qu’il les rassurent sur leur certitudes, cultivant sagement le petit lopin des continuités.
L’accomplissement du rêve des origines est la fin de l’histoire — elle rejoindrait ainsi ce qu’elle était, ou devait être, depuis ces commencements qui n’ont jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d’en stopper le cours.

Ca me donne l’envie d’aller l’écouter au Collège de France.
C’est de l’Histoire, c’est aussi de la psychologie. De la psychanalyse. De l’archéothérapie…
Cela me donne la sensation de vieillir à nouveau. De mûrir, diraient d’autres. L’approche de sa propre fin donne une lucidité supplémentaire à l’âme, dit-on.
Nous avons tous peur de la mort…
« Moi aussi je vais mourir un jour », cette assertion pensée donne une dimension nouvelle à la rareté de la vie et de ce qu’elle a de plus beau.
Car nous sommes arrivés là, au hasard… de la rencontre de deux êtres… vivants… qui, dans la parenthèse de la vie, donne la vie, entre la naissance et la mort.
Entre ces deux butées ontologiques sur lesquelles la phylogenèse reproduit son des-sein…
L’éternel recommencement d’une boucle qui s’enroule sans jamais s’éteindre…
S’étreindre…

——

La journée est finie, les lumières de la Ville défilent sous les ombres du vélo, ces mélodies me reviennent en boucle dans l’oreille, ces rythmes et couleurs si différents et pourtant si proches…
Je ne me retourne pas, je les laisse se débrouiller, dans l’après-coup.
Ils avanceront, seuls.