dépassé par et heureux de l’être…

Quand éprouve-t-on le besoin d’écrire cela ?


A un moment donné, l’enfant nous dépasse. En taille, en compétences nouvelles que nous n’avions jamais acquises, en expériences que nous n’aurions jamais faites. Bien évidemment, l’enfant va explorer des contrées que nous ne pouvions imaginer anticiper et d’autres que nous ignorions totalement.
Le réel est toujours plus grand que la réalité que nous croyons tous savoir, comprendre, posséder, acquise… illusion d’optique d’ailleurs !
Un jour, notre bébé devient grand, pendant quelques années, c’est possible d’avoir un peu d’anticipation, de savoir mieux les choses… puis la bascule, saine arrive… il a plus de forces, plus de vivacités, il a grandi…
Les parents projettent sur leurs enfants ce qu’ils fantasment d’eux, de leurs propres attentes, de l’inverse de ce qu’ils ont pu vivre, ce qu’ils n’ont pas pu vivre… cette projection peut être enfermante comme elle peut devenir support d’autres surprises qui ne sont à l’œuvre dans le petit humain. Et même si nous nous pensions attentifs à nos projections, elles sont toujours présentes et leur prise de conscience permettra peut être de laisser une place à l’élaboration personnelle de l’enfant.

Au cours de la thérapie, il arrive la même chose. Une régression due au transfert, le contre-transfert du thérapeute vis à vis du patient puis, le moment de bascule où moi-même, « patient » je me suis dit, « qu’est ce qu’elle est folle ma psy… » ou, comme moi, je suis attendri. Attendri de voir que les sillons qu’elle avait créés pour moi se sont taris et que je dois moi-même continuer à œuvrer pour créer/continuer de nouveaux sillons…
La thérapie soigne ce que les parents ont été incapables de faire, parce que même s’ils ont été suffisamment bons, ils ont fait ce qu’ils ont pu, avec le lot de bêtises humaines et des limites liées à leurs propres histoires.
La thérapie prend le relais en tentant de faire faire ce pas de côté qui permettra peut être de vivre autrement ce qui a déjà eu lieu et qui ne reviendra jamais. Revivre pour s’en sortir ou s’en dépêtrer. Revivre autrement pour se déréaliser et se re-réaliser. Compliqué à expliquer cette chose étonnante…
Le « revivre » est symbolique et ne passe pas toujours par la parole. Il passe aussi par des expériences métaphoriques qui transcrivent les événements qui ont pu avoir lieu. Ces transcriptions ne sont que de pâles copies mais elles permettent de mettre des mots sur ce qui a alors été ressenti. Parfois, c’est la répétition qui fait symptôme. Il est cette répétition dont le sens de la métaphore ne dit pas son nom. Autrement dit, ce qui est vécu comme une expérience métaphorique thérapeutique n’est pas une répétition inconsciente.

Je me sens bon thérapeute que si et seulement si je suis poussé dans mes retranchements, dans mes propres limites qui me bousculent et qui me font mal… la bouteille ne se remplit qu’en se prenant des baffes…

L’adolescence des patients peut être aussi merveilleuse. Merveilleuse d’énervements et de tergiversations, merveilleuse d’errements et d’aller-retour. Souvent, une dose d’agressivité par-ci, une dose d’attaque par là. Une pique, une prise de bec, un coup de gueule. Dans la vulgate commune on dit « tuer son père ». Faut aussi « tuer son psy » quelque part, le « dépasser » pour assécher le transfert, couper le cordon de la dépendance… prendre son envol. Parfois, je fais comme les parents martinet. Je pousse les jeunes oiseaux pour qu’ils se jettent dans le vide. D’autres partent sans crier gare, sans se retourner. D’autres se rebiffent et me piquent avec leurs becs…

Je les aime sincèrement mes patient-e-s.
Je suis toujours attendri en les revoyant. Ce ne sont ni mes potes ni les membres de ma famille, mais ils me sont familiers… étrangers et familiers… surtout quand je les rencontre très régulièrement, bien plus que mes amis les plus proches… Ils me déposent pleins de choses plus ou moins sublimes plus ou moins glauques mais qu’est ce que la vie sinon un kaléidoscope de sublimes et de glauques ?
Cette tendresse, cette attention subtile, m’amène souvent à être moi même, être moi dans l’instant, à reconnaître mes erreurs, à énoncer mes errements, à vivre cela/ce-là/ceux-là avec eux.
Pourquoi ne m’autoriserai-je pas à vivre ces instants avec eux de manière pleine et entière ?

Leurs douleurs me font mal, leurs bonheurs me comblent, je vis au rythme de ces vagues qui déferlent parfois contre le phare, de ces douceurs qui s’apaisent au soleil qui nourrit la chaleur de ces mêmes phares… mais je suis là et non las, je leur permets cela… mais… pourquoi ?

Avec le temps, la bouteille, j’ai oublié. Les premiers pas dans ce monde avaient été difficiles… mais j’ai oublié ou peut être devrais je dire autrement. J’ai transmuté. Transplanté. Transporté. Translaté. Transformé. Bref. C’est dans ce trans, transe, intense que les choses se sont faites.

Nous ne sommes que des passeurs… le fleuve peut être plus ou moins grand. La traversée plus ou moins longue… Mais le phare est là. Secoué, agité, cogné. Jamais ko. Toujours présent.
Mais… pourquoi ?

Laurence Khan peut avoir tous les défauts du monde, elle n’a peut être pas la douceur d’autres, elle n’en reste pas moins une thérapeute hors pair. Dans un livre qui s’appelle « Cure d’Enfances », une scène m’est restée. Elle y décrit une petite fille qu’elle a suivi. Celle-ci démontait tout son cabinet à chaque fois qu’elle venait la voir… et contre vents et marées, ouragans et typhons, Laurence Khan est restée la même. Le phare. Présente, immuable.

Bien sûr, la vraie question à mon « pourquoi » reste sans réponse de la part de Laurence Khan parce que je pense que c’est bien dans cette non réponse que la chose se réalise. Autrement dit, les enfants n’ont pas demandé à venir au monde. De même, les parents, s’ils devaient se poser la question du « pourquoi » avant de jouir, ne pourraient pas faire un enfant. Cela se résume, de manière assez banale, à des actes fugaces et futiles dont les conséquences sont tellement définitives et déterminantes…

C’est ainsi mais persiste cette question du pourquoi accepte-je d’être ce phare là, cette entité présente et bienveillante au chevet de l’autre, dans une posture présente inconditionnelle, ancrée dans cet amour du prochain ? Je suis bien trop misanthrope pour être un contemplatif béa. Loin de moi la dévotion de la vocation, de l’appel d’une entité supérieure…
Je préfère la métaphore du phare à celle du doudou « vor-da » de la bobine du petit Hans. Je ne me sens pas trimbalé de droite à gauche, pris, repris, jeté, ramasse, balance dans tous les sens. Je me sens ancré dans ce que je suis, planté là, présence d’une lumière qui jaillit dans la nuit.

Narcissiquement parlant, je n’en tire aucune gloire à être ce phare la, à subir ces déferlantes délirantes de la mère du Nord. Je ne crois pas à celles et ceux qui tirent leur gloire ou leur fierté à être à cette place la. A vrai dire, quand nous choisissons de devenir parents, certes nous pouvons être si fiers et si attendris par nos progénitures… mais faisons nous cela parce que nous sommes si fiers d’eux ? Qu’une part de notre génome résistera à notre mort ?

Quand Pontalis est mort, j’ai écrit, pour ce qu’il nous a laissé. Pour les rêveries et clins d’œil qui lui survivront. Moi, que vais je laisser ? Des passages, des effets, des persistances au mieux pour certain-e-s d’avoir dit des choses, d’avoir été la, d’avoir nommé les choses ? Qu’en sais-je ?

Parfois les patient-e-s me remercient. Parfois ils/elles ne me remercient pas. Mais je suis là. Je fais mon boulot. Une mission assignée dirait ma mère, un métier donné par le ciel. Un pas grand chose, en fait, quand on y pense. Que réalise-t-on dans notre désir de soigner les autres, de vivre avec eux, de survivre ensemble à leurs terreurs et leurs joies ?

Je crois simplement que j’aime ça. Voir grandir les personnes. Comme j’aime voir fleurir les arbres, je crois que j’aime cette beauté endormie qui se révèle au fur et à mesure du temps, de me rendre compte à quel point celle-ci est merveilleuse, celui-là beau. De voir la bascule entre un moment de ténèbres à un instant de quiétude.
Même si cela peut paraître d’une banalité affligeante, le plaisir est là, dans ces petites transformations quotidiennes qui semblent si infimes par rapport aux grandes révolutions auxquelles on aspire parfois par mégalomanie. Sans fausse modestie, je me sens mieux dans ce registre minimaliste. Mon contentement est là, je crois.
Dans cette imperceptible modification de l’autre, acquise et réalisée, qui demande une vraie patience, celui du parent aimant qui sourit aux progrès insignifiants de son enfant qui vient de naître.