lassitudes

 

Lorsque l’homme s’est assis, je n’ai pas eu à lui demander pourquoi il avait pris rendez vous.

 

Je travaille dans une grande institution qui emploie plusieurs dizaines de milliers de  personnes. Avec des centaines de personnes pour en gérer d’autres. D’ailleurs, celles qui gèrent sont de plus en plus nombreux.

 

De loin, cela ressemble à une jolie pyramide. Et comme les premières pyramides, elle suinte la douleur et les efforts fournis par les hommes et les femmes pour la bâtir, la maintenir et l’entretenir et, parfois, au gré de changements, la transformer.

Certains sont des Gardiens des Temples, d’autres ont construit les labyrinthes dont ils connaissent toutes les chausses-trappes. D’autres ont du sang sur leurs mains, qu’ils ont fait nettoyer par celles et ceux qu’ils commandent. Les fondations tiennent sur les os. Les murs ont des oreilles… La pierre a une mémoire. Les cryptes ont des odeurs.

 

Les choses nous parlent… si nous savons entendre…

 

De loin, c’est fascinant, cette Chose immuable, avec ses symboles et ses Ors, la Lumière et l’Aura qu’elle est censée diffuser dans le Monde entier.

 

De loin, c’est étonnant, combien toutes ces personnes qui s’y pressent, avec la vraie volonté d’aller contribuer à une Oeuvre Commune et Supérieure, une Oeuvre qui, dans l’imaginaire, pourrait apporter un vrai sens au vivre ensemble et contribuer à la construction d’une Civilisation. Lutter grâce au travail de la Culture, contre les pulsions barbares humaines…

 

C’est vrai, après tout, les être humains ont inventé des Lois pour contenir les pulsions barbares qui déferlent sur les paisibles plaines en paix. Et ce sont mêmes ces Lois, qui intégrés dans notre quotidien, permettent de créer les conditions « normales » du vivre ensemble et oeuvrent pour éloigner les violences… C’est vrai.

 

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7 janvier 2014 : F. Porcel, candidate française à la colonisation de Mars – dans le cadre du projet « Mars-one.com » (Le Monde).

8 janvier 2014 : Le Canada s’attaque à son patrimoine scientifique. Sept bibliothèques fédérales ont été fermées et leurs fonds dispersés ou mis au pilon. (Le Monde)

 

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Le Monsieur, devant moi, est assis, digne. Il parle peu, laisse entendre d’autres voies. Je suggère les possibles, il acquiesce, il sourit, puis, il s’effondre devant un mot.

Il me raconte sa vie, comme de nombreuses personnes qui viennent me voir. Mais sa souffrance fend l’air, dérange les énergies, explose les images…

 

J’en ai, moi-même les larmes aux yeux. Certains s’amuseraient à venir « m’emmerder » sur mes « défenses »… Je vous emmerde.

 

Cela fait plus de deux décennies qu’il vit en France…

Ses Aïeux sont morts au combat pour la France, pour une guerre qui n’était pas la leur.

Ses Aïeux ont vu leurs terres enlevées, piétinées, écrasées par des bottes venues d’ailleurs.

Et pourtant, lui aussi, est venu, attiré par les Lumières, ces trois mots inscrits devant les écoles quand il était petit : « Liberté, égalité, fraternité ».

Il aurait pu rester chez lui, comme d’autres lui suggèreront.

Oui, il avait eu la chance d’être allé à l’école, de recevoir une éducation, de savoir lire et écrire, d’acquérir un métier.

Non, il a accepté le travail que la France lui a donné, un travail peu qualifié, loin de son intelligence.

Non, ce n’était pas grave.

L’entrée dans la Pyramide lui avait suffi.

Il n’y a pas de « sous-métier », ses Aïeux étaient morts pour la France, lui allait simplement travailler…

Le sérieux de son travail avait été largement reconnu, il était respecté en tant que professionnel, tant pour sa compétence que pour ses qualités humaines. Sa manière de servir était exemplaire, sa disponibilité était sans faille.

 

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26 juillet 2007 : Discours de Dakar.

30 juillet 2010 : Discours de Grenoble.

 

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Puis un jour, la chef est partie en retraite.

Le pot de départ était agréable, il a participé comme tout le monde aux cadeaux, il a même fait un discours, lui qui n’osait plus parler en public.

Son texte étant si beau, qu’il y a eu des applaudissements dans tout le service.

La chef, les larmes aux yeux, lui avait demandé de lui remettre un exemplaire.

 

Au moment où il l’accompagnait à la porte, elle s’était retournée vers lui.

« J’ai vraiment adoré travailler avec vous, Monsieur. »

« Moi de même, Madame », lui avait-il dit.

« Faites attention à vous. Protégez vous. Ca va changer. » lui avait-elle légué.

Sur l’instant, il n’avait pas compris ce qu’elle avait voulu lui dire et de quoi il fallait qu’il se protège.

 

Des chefs, il en avait vus passer.

Des plus ou moins grognons, des plus ou moins bien élevés, des plus ou moins colériques.

Mais son travail avait toujours été apprécié. Respecté.

Il s’adaptait aux humeurs des uns et des autres, il se pliait, il faisait son travail.

Il se levait le matin, il revenait le soir, les deux heures de transports par jour ne l’importunait pas plus que d’autres choses.

Il lisait dans le train.

Il ne comprenait pas de quoi il devait se protéger.

 

Puis, le lendemain, la nouvelle était arrivée. Il a été convoqué pour la rencontrer.

Une jeune femme de l’âge de sa fille ainée était assise dans le bureau où il avait l’habitude d’aller pour rendre compte de son travail.

« Ah, c’est vous », avait-elle dit d’un ton sec et distant. « On m’a parlé de vous. Je veux viser tous vos écrits. Vous pouvez retourner à votre poste. »

« Bien madame », avait-il répondu par automatisme.

 

L’homme me raconte qu’en deux semaines, il n’avait plus rien à faire, que tout le travail lui avait été retiré sans aucune explication. Il m’explique que les premiers dossiers avaient été jetés sur son bureau, balafrés de haut en bas par des grands traits rouges…

 

J’entends les coups de fouets sur la peau qui giclent, la mer qui frappe le bois de la coque, les cris, étouffés…

 

Il me raconte les humiliations subies au quotidien, affecté à des tâches ingrates qui ne figurent pas dans sa fiche de poste…

 

« J’ai refusé quand elle a voulu que j’aille chercher un colis à la Poste et que je nettoie les toilettes. Vous savez ce qu’elle m’a dit ? Que là au moins j’étais compétent ! »

 

Le Monsieur a cinquante six ans, cela fait plus de trente ans qu’il vit, travaille et paie tous ses impôts en France, il a scolarisé tous ses enfants à l’école de la République, une première épouse française avec qui il s’entend encore à merveille, une « belle » famille qui l’avait totalement adoptée et une nouvelle épouse…