inferis et infans, l’entre-deux d’avant la vie et de l’après

 

Quand elle est arrivée au monde, elle s’est retrouvée devant deux bras tendus vers elle, raide comme un i, droit comme un manche. Aucune émotion, aucune chaleur, aucune vibration ne sortait de ce bout de corps. Rien.
Quand elle s’est tournée vers la gauche, à travers le plexi de la boîte dans laquelle elle était, il y avait un sourire. Un corps difforme, mais un sourire, une certaine douceur, des yeux bleus scintillants.
La chose qui lui tendait les deux troncs d’arbre vers elle était son père, lui avait-on appris plus tard, quand la maman, ce corps difforme qui-ne-sait-pas-se-tenir-seul avait pris la parole.

Plus tard, beaucoup plus tard, quand beaucoup d’eaux troubles auront coulé sous les ponts, elle avait appris un terme magique.

Handicapée.

Oui, sa maman ne pouvait pas se mouvoir comme d’autres mamans de ses propres moyens, les muscles de son corps ne pouvaient pas la porter.

Plus tard, beaucoup plus tard, quand elle est devenue grande, elle s’est rendue compte que sa maman, ce corps difforme qui-ne-sait-pas-se-tenir-seul était une femme intelligente, qu’elle savait rêver, écrire, parler, étudier, comprendre…

Mais contrairement à la maman d’Aurore qui était dans la même classe de maternelle qu’elle, elle ne pouvait ni cuisiner, ni venir avec elle au Parc Floral, voire les marionnettes du théâtre des ombres.

Elle pouvait, en revanche, lui raconter de sublimes histoires avant son dodo avec une voix tranquille et posée, une voix dans laquelle elle pouvait ressentir toute sa présence, puisqu’elle ne pouvait être autrement qu’une voix, un regard, une présence…

Elle lui avait dit, sa maman dont le corps difforme ne-pouvait-pas-se-tenir-tout-seul, qu’elle l’avait allaitée.

Qu’elle lui avait donné son sein, pour qu’elle puisse avoir les meilleures défenses, les anticorps de son lait qui l’avaient protégée de toutes les attaques bactériennes, virales, toutes ces bestioles invisibles qu’on appelle… elle s’est tue. Elle ne savait plus.

 

« Mais ce corps a fait quelque chose d’extraordinaire, elle vous a créée », ai-je osé dire, sans lui dire que ces petites bestioles dont elle voulait nommer étaient des microbes.
« Oui, ce corps difforme qui-ne-sait-pas-tenir-tout-seul a fait ce miracle, « il » m’a mis au monde. Elle n’a jamais su faire quoi que ce soit de ce corps qu’elle ne contrôlait pas, mais elle a su me mettre au monde… et voyez, moi, je ne suis ni préma ni difforme… mais maman n’est qu’une cervelle dans un bocal, monsieur. Avez vous lu les livres de Anne MacCaffrey ? »

 

Ah, me suis-je dit… Les vaisseaux qui rêvent… Les merveilleux vaisseaux… Ces énergies…

 

« Je suis sa création, la seule chose que son corps se soit autorisé à faire, une merveille. Vous vous rendez compte de ce que cela veut dire pour moi, que je sois un merveilleux miracle ? Elle, qui ne peut même pas lever son bras par ses propres moyens, cette handicapée tétraplégique a su me mettre au monde, moi ? et qu’avais-je demandé pour venir ainsi au monde, dans ce monde, avec cette condition humaine ? »

 

Personne ne choisit ses parents… mon for intérieur a souri.

 

« Oui, si elle avait été un vaisseau, maman aurait pu faire plein de choses, si seulement, mon père ne l’avait pas parquée sur ce fauteuil, en oubliant un jour sur deux de recharger les batteries de son fauteuil pour l’empêcher de sortir… elle ne pouvait pas se sauver, elle était clouée à son lit toute la journée, s’il le voulait… il fallait qu’il vienne pour la porter et la mettre sur son fauteuil, sinon, elle faisait sur elle, elle n’était pas capable de se lever de son lit et d’aller aux toilettes.
Dès que j’ai su brancher le fil électrique, je l’ai fait. Je devais avoir deux ans. Dès que j’ai su marcher, je poussais son fauteuil. Dès que j’ai su la porter, c’est moi qui l’emmenait aux toilettes, c’est moi qui ai du l’aider à prendre sa douche. Mon père n’a jamais voulu casser la baignoire pour transformer la salle de bain en une douche à l’italienne qui aurait pu lui permettre d’entrer directement avec son fauteuil et de faire couler l’eau. Non. Il a maintenu la baignoire… Il attendait qu’elle tombe… Et vous savez quoi ? Elle est tombée des centaines de fois, des milliers de fois avant de quitter mon père. Mais elle est toujours vivante. Toujours. Tout le monde pensait qu’elle n’aurait pas ma garde, ben elle l’a eue. Elle est venue voir la juge avec un dossier où elle avait consigné tous les jours ce que mon père nous faisait subir… »

 

Elle lève ses yeux bleus cristallins, cachée derrière des cheveux auburn profond, des petites lunettes violettes, puis me dit :
« Je vais devoir vous parler de mon père, je crois. »