lost in Instagram

 

Quand j’étais petit, les « Pola » étaient les seuls appareils instantanés. On prenait la photo, l’appareil éjectait la photo blanche et nous attendions patiemment que la photo apparaisse.

Pour des essais, notamment en chambre ou en six-six, c’était pratique… Même ISO, même vitesse, même ouverture et nous étions sûrs de réussir une photo qui avait été contrôlée… Enfant, j’admirais cette belle boîte magique que nous ajoutions avec mon père sur son « Blad » (lui disait, en bon japonais, « has’sel ») et qui nous crachait la photo… qui apparaissait au fur et à mesure que la chimie créait sa magie… Même dans cette instantanéité, il y avait une attente, une émotion, un tempo.

 

De nos jours, l’instantané est la norme. On prend la photo, on la regarde, on la share dans l’instant en la montrant a des personnes physiques ou en la postant sur les multiples réseaux sociaux.
Ce partage instantané, c’est dire la facilité avec laquelle les pixels deviennent des albums numériques, permet de « montrer » notre vie quotidienne – ou plutôt ce que l’on voudrait montrer et ce que l’on voudrait mettre en valeur – et de la mettre en scène.

 

Certains se photographient à travers le miroir la tenue du jour, d’autres leur repas, leur animal de compagnie, leur maquillage, leur vernis… Chaque détail commenté… Brush mascara de THE marque, vêtements achetés dans LA Boutik… fabriqués par des bengalis à l’autre bout du monde, transportés par cargos entiers vers l’Eldorado occidental autour desquels se cachent les canots pleins de clandestins osant affronter les éléments déchaînés plutôt que la famine ou les maladies pandémiques… chut… faut pas dire…

 

La vie quotidienne, ordinaire, devient la scène d’un théâtre quotidienne où la tragicomédie demeure dans l’instant anhistorique, a-temporel, où la banalité devient le Maître du temps.

 

Les émotions se lissent et se dissipent dans un smiley amusant, les rêveries disparaissent en filigrane dans les objets et la possession, la poésie s’évanouit dans le scroll de l’image et de l’imaginaire corrompue.
Ou, à l’inverse, les émotions hystérisantes se déversent a l’état brut, tragédie sans pudeur, mise a nu de l’intimité alors devenue objet pornographique d’une âme perdue.

 

La contenance faisant défaut, la pensée ayant disparu dans les méandres binaires de l’action-réaction (oh, c’est beau ! Clic ! Zou ! Bing ! Oh, Ouah ! T’es où ? T’es belle ! Merci ! :*)), nous assistons au grand striptease subjectif.
Et la dernière terrifiante allégorie, ce sont ces messages prêt à penser de « citations » plus ou moins mystiques de tous genres qui, comme des psaumes post-modernes de spiritualités new-age plus ou moins assumées, s’infiltrent comme des oxymores « vérités vraies »…

 

Et pourtant, sommeille là des intelligences étonnantes avec des vraies photographies poétiques et lumineuses avec une grande technicité et un bel œil, une franche visée.

 

Puis, au détour d’un jet de doigt, une perle, quatre ados qui grimacent, des visages pleins de vies, d’espoirs et de lendemains qui rendent le sourire à ma vieille âme endolorie par le faux-self-branding-my-self… Et bien évidemment, ma question demeure, comment écouter ces personnes qui sont ou vont aller dans le monde du travail, affronter les réalités de plus en plus complexes, de plus en plus intenses, de plus en plus contraintes ?

 

Mais… n’est-ce pas aussi, la seule manière de nous échapper à cette civilisation (à la dérive ?) qui nous maltraite, en nous réfugiant dans des rêves presque vrais ? Peut-être qu’avant, nous nous réfugions dans l’illusion religieuse freudienne ? Comme il est impossible de nous projeter, autant rester sur l’instant ?

 

—–

 

Quand j’ai fini d’écrire ses lignes, je vois non loin de moi dans le TGV, un grand gaillard venu des États-Unis d’Amérique, en posture du lotus, haletant comme un chien, tenter de méditer entre deux soubresauts des bogies sur les rails.
Dans quel genre de civilisation sommes nous ?