hors champ

 

Decontextualisé. Dés-historisé… anhistorique…

Des gros mots. Ai-je toujours pensé. Mais là, j’en ai ras le bol. Des monstres qui se pensent auto-générés. Dégénérés.

Les humains naissent un jour et meurent un jour, comme tous les êtres vivants. D’ailleurs, faut-il rappeler que les morts sont plus nombreux que nous, vivants ?
Nous sommes circonscrits entre ces deux repères :
la naissance qui nous inflige une question insoluble ; pourquoi sommes nous arrivés sur terre ? Dans cette famille avec ces parents ? Avant, qu’étions nous ?
Et la question de la mort, grande certitude qu’elle nous arrivera un jour mais dont nous ne savons jamais quand. Une certaine incertitude .

Aujourd’hui, la simplification de la pensée amène les organisations à penser que les situations (de travail) existent par elles-mêmes, dans une auto-création auto-génération… dans l’immédiateté subite d’une apparition spontanée de l’être.

Que les organisations évoluent… que nous progressions… c’est ordinaire… je n’ose pas dire « normal« , le changement c’est la vie, dans le sens où nous « grandirions » ou nous partons de cette merveilleuse cellule unicellulaire jusqu’à notre dernier souffle, un être vivant entier qui a… changé. Progressé. Accompli. Grandi. Devenu.

C’est comme un album photo. Dans un flot continu d’images, nous pouvons nous revoir dans de vieilles photos… dans des vieux Polaroïd, ah, c’est moi à trois ans, à la plage avec ma grand mère, ah, là c’est toi avec maman, tu te souviens, on allait tous les ans voir papy à la montagne dans les Alpes, dans cette bergerie sous le tilleul centenaire… une histoire à raconter, parmi tant d’histoires banales d’humains…

Puis, nous pourrions nous passionner pour une généalogie. Tel ancêtre était médecin qui a couché avec son infirmière et a donc eu des enfants illégitimes… des cousins germains pas très germains, ah, tu sais que ta grand mère était du Sud et tu as un ancêtre archevêque de Canterbury ?

Oui, nous descendons de singes qui sont devenus de plus en plus intelligents, qui ont laissé des traces de plus en plus visibles, des monuments, des papyrus, des livres, des cassettes, des CD, des je ne sais quoi… foisonnants… des datas… des big-datas qui seront dans un futur proche, une mine d’or… virtuelle.

Oui, nous ne sommes pas des « nés par nous-mêmes », des « créations auto-générantes », qui riment d’ailleurs avec auto-dégénérantes… c’est gênant tous ces termes grossiers..
Nous héritons malgré nous et à l’insu de notre plein gré, de nos histoires, nous ne sommes pas responsables de nos aïeux, fort heureusement, mais nous les héritons. Comme dans nos institutions, dans nos organisations, l’histoire existe et demeure active…
Or, je le vois tous les jours ces derniers temps…
Les « sachants » nient l’histoire en croyant bien faire, « faisons table rase du passé », « partons d’une feuille blanche », « tournons la page des vieux jours »… Connard. Ta gueule. La table garde la trace ces ébats/débats qui se sont produits, les repas qui ont été pris, les coups de poings sur celle-ci… La feuille blanche garde la trace des pointes qui ont écrit sur les pages précédentes…
Hériter de l’histoire signifie la regarder en face sans cette mélancolique nostalgie du « c’était mieux avant » qui sonne faux et qui donne la nausée de l’odeur de la naphtaline des vieux armoires des personnes âgées.
Hériter de l’histoire, c’est assumer qui nous sommes, c’est regarder d’où les femmes et les hommes viennent dans un service donné, dans une équipe donnée, de savoir ce qui a été fait avant, de garder ce qui semble toujours utile, vivant, scintillant, merveilleux.
Ce qui appartient au passé n’est pas mort, sinon, il serait inutile de lire, de regarder un film, d’écouter la musique. Toute la culture, la civilisation vient du passé. La civilisation se projette dans le futur en puisant de son expérience passée. La bouteille d’un professionnel s’estime au regard de son parcours. Pas de celui à venir.

Et dès l’instant que l’être humain ne tient plus compte de son histoire, de l’histoire d’un lieu, d’un milieu de travail, il se perd. Au premier abord, cela semble si facile de penser qu’avant soi il n’y avait rien, qu’après soi c’est le déluge… tellement dans la toute-puissance de penser que nous serions les Premiers et les Derniers dans le même instant. Dans le tout-puissant présent de l’ici et maintenant, dans le plaisir immédiat, dans la consommation immédiate, la jouissance immédiate, le passage à l’acte, la pensée figée dans l’action, pose photo, instantané, snapchat, cool, mdr, lol. Tinder.
Tellement plus simple, je tire un coup, je me casse. Démerde toi cocotte si t’es enceinte, c’est pas mon problème, t’avais qu’à prendre la pilule. Salaud. Qu’on lui coupe les couilles. On ne tire plus comme dans le Far-West où celui qui tire plus vite que son ombre est forcément le gagnant. Encore une histoire… de temps.

Je m’égare. Cela m’égare, parce que ma pensée n’arrive plus à penser au-delà de cette tentative d’annihiler l’histoire. Sans histoire, pas de penser. Pas de penser, pas d’être humain.
C’est tellement plus simple de penser qu’avant soi il n’y avait rien. Le fantasme des mille vierges… Je suis le premier conquistador de ce corps. Oui. En Amérique, comme ailleurs, là où le Conquistador pensait trouver une terre vierge, elle était déjà habitée. Par d’autres civilisations parfois beaucoup plus évoluées que celle qui venait l’envahir. Certains conquistadors ont été intelligents pour ne pas tout détruire mais intégrer. D’autres ont été des abrutis obtus et finis… Ils ont détruit des pans entiers de civilisation maya par exemple… pour ne citer que celle-là… comme de nos jours, d’autres abrutis font sauter Palmyre… ou Tombouctou…
A petite échelle, prendre la tête d’un service et penser qu’avant soi rien n’allait, que « je » vais faire mieux et faisant tabula rasa, c’est la même pensée qui anime que ces fanatiques qui font sauter les grands bouddhas en Afghanistan ou ces imbéciles bouddhistes extrémistes et prosélytes que sont les versions birmanes ou japonaises, qui au nom de je ne sais pas quoi, tuent et font disparaître l’histoire d’autres. Bandes de cons.

Une fois cette anhistorisation réalisée, il suffit de décontextualiser la pensée. Au lieu de penser la complexité d’une situation de travail dans son ensemble, avec les tenants et les aboutissants, la décontexualisation provoque l’effet inverse. On ne pense plus. On la déporte.
Le contexte, c’est ce qui vient avec le texte, c’est à dire l’environnement, l’histoire, la complexité d’une situation donnée. Si la situation n’est pas inscrite dans un contexte particulier donné, la pensée peut n’être que générale et théorique, avec des évaluations alors totalitaire et totalisante, aboutissent facilement à des violences extrêmes. Le fascisme, le racisme, l’extrémisme, sont des simplifications de la pensée qui se refusent à la complexité contextuelle et inscrite dans un espace-temps.
Le noir sent mauvais, l’asiatique a une petite queue, le blanc est fort… etc…

Le travail, par essence, est complexe. Il est multidimensionnel. Structurant. Historique. Contextuel et bien évidemment, inscrit dans l’espace-temps qui le délimite. Vidé de sa complexité, le travail perd de son essence.
Au mieux, il reste un emploi. Au pire, c’est la mort.