variations « Manquer »

 

Je lui manque, tu te manques, elle lui manque, nous manquons, vous leur manquerez, ils vous manquent.

 

Je pars en vacances, elle est heureuse pour moi et pourtant, pointe du nez le manque, l’absence, l’abandon. Que dis-je ?
Quand je lui suggère qu’elle m’en veut, sans sourciller, sans hésitation aucune, un « oui » massif, celui des enfants, celui des profondeurs, comme les reproches incisives douloureuses de cette petite fillette croisée sur la plage qui dit : « vous l’avez embêté le p’tit garçon ».
Le regard noir de la colère sans détour, une mise à nu, sans tenir compte de la prise de risque, de la témérité, de l’intensité. Presqu’obscène chez une femme de son âge, lumineuse chez cette petite fille aux yeux noirs, joues roses, cheveux noirs.

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Dans ma mythologie familiale, on raconte que mon arrière grand mère, lorsque les américains étaient venus réquisitionner sa maison bâtie à l’occidentale dans la banlieue d’Osaka, les aurait éconduits poliment mais fermement en anglais, qu’elle ne leur laisserait pas cette maison acquise grâce à son travail et à sa vie en Amérique.
« Fureur silencieuse et rage noir » raconte-t-on de cette femme froide et inaccessible, face auxquels les vainqueurs avaient reculé, lui laissant cette maison, aujourd’hui disparue, intacte, s’excusant même de l’avoir dérangée…
En 1907 ou 8, à une époque où femme et liberté ne pouvaient rimer, ce même petit bout de femme avait traversé seule le Pacifique retrouver son amant, laissant mari et enfants…

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Manquer, je manque de tout et je ne manque de rien.
Quand envie n’est plus, de quoi manque-t-on ? L’impermanence disent certains, quand l’envie a pris sa poudre d’escampette, quand les sollicitations ne nous affectent plus.

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Le petit garçon me regarde, puis ostentatoirement, écrase avec un sourire satisfait et carnassier, un éphémère tas de sable déjà emporté par les eaux de la mer et partiellement détruit.
Dans cet amas de sables, j’y avais déposé, sculptant dans cette chose qui s’écoule et s’échappe, un petit bonhomme, une tête.
Il m’avait vu fabriquer ce monticule, bien sûr, cette présence, moi, qui attribue à chaque endroit du sacré.
Pour moi, sans sacré pas de culture, pas de culture pas de civilisation. Le sacré n’est pas dieu, ce qui impose sa Loi, le sacré est ce qui se respecte, la vie en soi.
Ce petit garçon et son agressivité destructrice vis à vis de ce que l’autre possède et/ou construit, je peux en sourire, comprendre.
Mais, je ne peux l’accepter. Ca : la destructivité.
Je pense du coup à ces fous qui dynamitent des statues millénaires de bouddhas en Afghanistan, comportements blasphématoires, qui détruisent les sépultures, les sites antiques au nom de je ne sais quelle loi…
Dans l’histoire, pas loin, en France, dans les années qui ont suivi 1789, on a détruit des églises… pour construire d’autres choses… puis, quelques années plus tard, on les a reconstituées… ça va ça vient… heureusement… une éternelle et imbécile répétition pour qui ne connaît l’histoire, les histoires et qui ne savent historiser…
Des enfants incultes qui ne connaissent pas, pour la plupart, les oeuvres de cultures que sont les repères transmis de générations en générations, d’histoire en histoires… des mythologies…
Mais il est tellement jouissif dans cet instant, cette destruction instantanée de l’histoire, avant moi il n’y avait personne, fantasme de l’autoengendrement, je me suis créé seul, moi seul au monde, seul… faisons table rase du passé, repartons d’une page blanche… Je l’entends souvent, de la part des « managers » qui, après une erreur, pense qu’il suffit de passer un coup de tipp-ex… lavez votre amour à la machine… faites le bouillir… pour voir si les couleurs d’origine peuvent revenir ?

Non, je me souviens et je suis tellement attaché à mon vieux pyjama moche et confortable…

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Me manque-je ?
Oui, parfois, souvent, je me manque, je me rate, je me désespère…

Puis, comme par magie malicieuse, mystérieuse, je me manque.

Acte manqué où je m’oublie, je ne sais plus où j’en suis et oups, je reviens.

Où étais-je ? Je ne sais plus. Où je suis ? Je ne sais pas non plus.

Je me manque parce que je ne suis plus tout a fait le même et pas tout a fait un autre, sans regret mon vieux pyjama psychique, mon petit doudou intérieur. Et pourtant et c’est ça, ce « et pourtant », je crois « qu’il » me manque, celui un peu moins lucide, un peu moins acide, un peu moins misanthrope… Celui de l’enfance de l’insouciance de la confiance aveugle en les autres, cette chose inestimable donnée par des parents à peu près bon (good enough)…
Le jour où j’ai pu me dire sans aucun adverbe qui accompagne souvent ces assertions : « mes parents m’ont aimé », un poids s’est levé et un silence calme et détendu, comme celui de certaines églises romanes du Sud possèdent, est entré en moi… Accompagné de ce manque, manque lié à la forme passée du verbe, non, cela a déjà eu lieu, cela n’adviendra plus, cela ne reviendra plus.

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Manquer, dans la séparation, c’est la mémoire de la permanence, avec ce désir humain que la mort, la sienne comme celle de l’autre soit loin, loin de moi loin de nous, c’est penser que l’autre sera toujours là, quelque part… sous une autre forme, dans une autre vie, dans un autre monde…
Mais, sans mémoire de la permanence, l’autre n’est plus, la permanence sans mémoire ne permet plus à l’autre d’exister…
Il me manque parce qu’il existe quelque part, il me manque parce qu’il a disparu. Le manque de l’infini et le manque de la permanence… De quoi parles je ?

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Ah, oui, Ça me revient… Impermanence / permanence…
Si tout est impermanent, aucune attache n’est possible, le manque serait alors inexistant… Si tout est permanent, le manque nous saisit, car l’attache est là.
Sans attache pas de vie, sans vie pas de philosophie, sans philosophie, pas de sacré. Les matérialistes me tueraient de dire quelque chose de cet ordre là… car épistémologiquement parlant, c’est pire qu’un raccourdi… Mais je l’ose… le chemin de traverses…

Impermanence pose un vrai problème lorsqu’on l’imagine en dehors de son contexte… Impermanence n’est pas indifférence… Impermanence n’est pas impuissance, fatalisme mortifère des choses déjà prévues déjà écrites ou l’histoire n’a plus besoin d’exister… Puisque tout est déjà… Prévu… Non, l’impermanence permet de penser qu’après un tsunami la vie reprend ses droits…
L’impermanence permet de penser que les choses sont éphémères et donc de vivre l’instant, cet instant de manière entière, dense intense… Impermanence permet aussi de nous libérer du poids lestant de l’histoire toujours trop pesante, trop culpabilisante des regrets de tout genre… Qui n’aurait pas le droit à l’oubli ? Y a-t-il plus destructeur et aliénant que l’obligation de ne jamais oublier ?

Je n’oublie jamais les endroits où je suis déjà allé une fois, je retrouve mon chemin… Comme si, étant parti loin loin loin, il me fallait me situer dans ce loin la pour peut être un jour revenir… Ne pas me perdre ailleurs pour être de retour… Ma manie de mémoriser une carte géographique à notre époque du GPS et de GoogleMaps avant d’explorer un nouvel endroit, une nouvelle ville, me situer…
La permanence de l’autre, de l’objet diront d’autres, elle rassure… Elle est, elle reste, elle demeure, bâtie dans la pierre, elle sera là après nous. Une maison, une cathédrale, une Sagrada Familia, une Œuvre…

Puis, de nos jours, la permanence… qu’est-ce que cela peut être, dans ce monde matriciel ? Je ne sais pas… Il faut s’y pencher… peut-être avec la physique quantique…

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Perlaborer, ce phénomène étrange… Percolateur serait presque son synonyme… Élaborer au-delà d’élaborer… Sans élaborer… Lâcher prise, se laisser faire, revivre sans revivre, traverser sans traversées… Me manquer sans manquer, manquer sans me manquer… Retrouver le sourire sans être un autre, tout en étant transformé…