je regarde papa travailler

Ma vue est coincée entre des placards qui referment les frigos et ce que papa appelle le « zinc ».

Tous les jours, je l’entends parler à des grandes personnes, certaines m’ignorent, d’autres me font des sourires, les dames âgées me disent combien je suis beau…

Je suis assis dans ma poussette, je regarde papa qui travaille.
« Tchac, tchac, clic clic » et hop j’entends le bruit de l’eau qui coule, l’odeur du café qui se répand. parfois, après le « tchac tchac », y a la machine d’à-côté, « moud l’un », ça s’appelle qui fait un bruit de perceuse…

Je connais le moindre de ses gestes, ses mimiques, il connait l’Armand, l’apprenti boucher qui vient prendre son café le matin. Il connait le Roger, le fleuriste qui vient prendre son bock. Il connaît Monsieur Germain, le notaire. Toujours tiré à quatre épingles, son noeud papillon bleu. Il connaît le Docteur, celui que tout le monde connaît, un vieux monsieur charmant qui me donne souvent une sucette tout en me disant qu’il faut bien laver mes dents.

Toute la journée, il fait tourner une drôle de machine, toute petite avec un seul casier, chez nous, le lave-vaisselle est grand, il y a plusieurs étages, mais là c’est un tout petit. Mais quand il extirpe le casier, il y a pleins de fumées et ça m’éblouit.

A d’autres moments, c’est les demis.
« Un demi ! » qu’ils disent. Ce sont des messieurs, plus ou moins grands, plus ou moins gros, certains les avalent d’un trait, d’autres les sirotent en jouant avec la mousse.

Puis, y a les personnes qui doivent être malades, qui ne me voient même pas, ou qui me regardent avec des yeux noirs qui me font peur, qui commandent un ballon, un calva, un whisky, qui parlent forts, qui crient, qui hurlent et qui vocifèrent… ça, ça me fait un peu froid dans le dos. Souvent, papa vient pour leur dire de se calmer ou d’aller voir dehors…

A midi, c’est le coup de feu. les commandes affluent sur le comptoir et papa doit servir un nombre incalculable de verres, doit les laver encore plus vite, faire « tchac tchac tchac » sans arrêt. C’est affolant. Moi, ça me fait un peu peur, mais avec les jours, je m’y suis habitué.

L’autre jour, y a un monsieur, chinois, qui est venu au comptoir, il m’a fait pleins de grimaces et des sourires, il s’est même mis à se cacher derrière sa tasse de café.
Ca m’a fait rire aux éclats alors papa il était très content.
Alors, le monsieur, il a demandé à papa si la crèche était en grève.
Papa lui a répondu que j’y allais pas à la crèche.
Une drôle de tête, il a fait, le monsieur.
Puis il n’a rien dit, il m’a regardé et il a repris ses grimaces.

C’est vrai.
C’est pas drôle, d’être attaché toute ma journée à ma MacLaren et rester là à regarder le monde des grands quand je pourrais aller m’amuser avec des filles de mon âge. Parce que le seul jouet que j’ai là, sous la main, c’est un quignon de pain…
Mais bon, c’est comme ça.
Papa y peut pas faire autrement.
Et je crois que le monsieur chinois, il a compris.

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Le Psy du travail que je suis, peut comprendre les difficultés temporaires qu’a rencontré ce papa pour qu’il laisse son fils de 2 ans entre le zinc et les frigidaires du café où il travaille…
Je peux même imaginer qu’il le garde juste le moment ou sa femme est en consultation chez son Psy… Sourires…

Mais dans l’instant, je ne peux m’empêcher d’éprouver une empathie très forte vis à vis de cet enfant, seul dans sa  MacLaren Quest, avec son quignon de pain, calme, sage comme une image, souriant comme un ange…
Bien sûr, il s’agit peut être de l’absence inopinée d’un collègue du papa qui est venu au pied levé.

Puis, cet enfant, si souriant n’avait pas l’air maltraité, loin s’en faut…
Mais quand même… « Pauvre enfant, coincé entre le zinc et les frigos »…
Cette assertion moralisatrice, dans le regard des autres, doit aussi affecter ce père, pensée qui me vient immédiatement dans le fait de trouver cet enfant dans ce « trou », dans ce cul de sac entre ces murs, avec comme seul soleil des ampoules basses consommations et des bouteilles d’alcool…

Cette complexité, j’en suis confronté tous les jours pour savoir où est le juste et à partir d’où l’injuste démarre… Cette frontière si mouvante, si perdue, si désespéremment invisible dont il faut retracer le sillon tous les jours…
Où dois-je amarrer mon écoute pour que celle-ci ne soit pas teintée de jugements de valeurs moralisatrices ?