hortensias

 

« Je suis née dans une famille coincée catholique de l’Ouest parisien.

 

Je rendais visite tous les dimanches à ma grande tante et à mon grand père maternel.

Leurs maisons étaient séparées par la rue principale, bordée de marronniers. Ils aimaient ces arbres, plus denses que les platanes du Sud, ils cachaient mieux les hauts grillages de la Maison.

 

Ma grande tante avait été pendant des années l’amante de mon grand père… Toute la famille le savait mais personne n’osait en parler.

 

Tous les étés, nous étions réunis dans la grande maison familiale de Binic sur la Côte Nord de la Bretagne.

C’est devenu Côte d’Armor quelques années plus tard.

J’aimais la saveur des embruns, moins l’odeur de la naphtaline des placards de la maison dont le parquet grinçait sous mes pas.

 

La gouvernante, Ghislaine, venait avec nous tous les ans, et jeudi c’était son jour de permission.

Mes parents la méprisaient, cette grosse femme pleine de vie, terriblement efficace mais totalement inculte selon eux…

C’était la seule femme de cette maisonnée à avoir une certaine volupté, une sexualité avouée et des formes sensuelles qu’elle savait mettre en valeurs.

Et jeudi, elle partait voir ses parents à Auray. Je suis certaine qu’elle partait aussi voir quelque beau marin…

C’était une bretonne dont la maman avait été sardinière…

 

Moi, je trouvais ça tellement sensuel de caresser ces tonnes et tonnes de poissons luisants qui venaient de la mer…

Si j’avais pu, j’aurais aimé me rouler nue dans ces filets pleins de ces poissons sautillants, me laisser caresser et pénétrer par ces petites bêtes…

 

C’est la seule chose qui me faisait mouiller vous savez… »

 

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Le silence est lourd… La sécheresse, le vent du désert s’est levé, il traverse et tourbillonne dans le cabinet…

 

Je sens les grains de sables qui m’envahissent, je me transforme en cavalier touareg bleu indigo et je cours ! Lutter contre les mirages des oasis inexistants, détourner mon fidèle animal de ces travers…

 

Elle a « acheté » un enfant au Viêt-Nam il y a quinze ans… Une fille d’une fille des rues, prostituées sidéennes… C’est la sidération qui remplace le désert…

 

« J’ai attendu 18 mois pour savoir si elle pouvait vivre… Qu’on m’en apporte la garantie… »

 

Le contrat de service après vente de confiance ?

 

Les humeurs se déchaînent en moi, la fureur, l’Asie souillée, salope blanche colonisatrice, la violence… Un Kalach’ il paraît que ça se négocie autour de 1000 euros dans les banlieues, envie de la pendre, de lui tordre le cou…

Mon fauteuil grince, je m’agrippe… Ne pas partir… Ne pas me jeter sur elle, ne pas la gifler…

Ouf…

 

 

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« Je suis allée à Haïti, me dit-elle.

Oui, j’y ai adopté ma deuxième…»

Je manque de m’étrangler.

« Pour adopter ? » dis-je.

 

Oui, adoptée.

 

 

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La maison familiale est grande, l’allée qui mène à la route principale de la Côte est ornée d’hortensias.

 

« Bleus. Vous savez, j’aime casser les plaques d’argile pour les mélanger à la terre… »

« Vous voulez dire d’ardoise »

« Oui, ces plaques noires… tranchantes… coupantes… Je les jetais par la fenêtre sur l’allée. Elles éclatent en mille morceaux, je rêvais de voir passer quelqu’un au moment où je les lançais… »

 

Ses yeux sont ternes… Les émotions sont totalement absentes, aucune jouissance à l’idée de trucider un/e de ses ancêtres… ou frères, ou soeurs…

 

Dans l’entrée, il y a un énorme buffet.

 

« Je ne sais pas ce qu’il fait là. »

« ah ? »

« Il recouvre un pan de mur tellement énorme… »

« ah. »

« Oui. Avec mon frère aîné, nous nous disions souvent qu’il cachait quelque chose, peut-être une porte secrète… une cave… Vous savez, nous entendions souvent des bruits bizarres dans cette maison. Les portes qui claquent… Les fenêtres qui grincent… des fenêtres qui dans la journée s’ouvraient silencieusement… Mon grand père avait rapporté plusieurs grands tapis de ses voyages en Orient, des tapis afghans… Ils jonchaient sur le sol, roulés, non attachés… »

« Comme des cadavres ? »

« Oui. J’ai demandé une fois à mes parents s’ils connaissaient la cave de la maison. Ils m’ont ri au nez en me disant qu’il n’y avait pas de cave dans une maison bâti sur un rocher en granit. Que nous n’étions pas dans la région tourangelle avec des caves troglodytes… Ca n’a aucun rapport, n’est-ce pas ? »

 

 

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La violence du vent est inouïe. Les arbres se plient, les fils électriques frappent les murs. La météo annonce une alerte rouge vif. Je ne savais pas qu’au-delà du rouge, il existait le rouge vif. Je crois que la présentatrice fait du zèle. L’écran de télévision vient de cesser d’émettre.

Les plombs ont sauté.

J’entends l’air qui traverse les moindres fissures du mur et qui pénètrent dans la profondeur du granit. La maison ne vibre pas, elle résiste à la puissance des éléments, la maison est élément… J’entends les tuiles d’argile qui se soulèvent, s’envolent, fusent. Ils ont dit qu’il ne fallait pas sortir ce soir. C’est un coupe-gorge assuré. J’allume la bougie que la propriétaire m’a laissé ce matin avec son support. Une faible lueur éclaire une partie de la pièce dans laquelle j’ai pris quartier.

Une bourrasque, venue de la fente du mur, éteint la flamme.

C’est la quatrième fois.

 

 

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La porte mène à un chemin creusé à même le granit. Il faut descendre 24 marches puis en remonter 9. Avancer lentement sur 19 pas, puis descendre 42.

Une fois arrivée, il faut remonter 10 marches. Puis descendre 3 marches. Avancer de 19 pas et monter 41 marches. Pousser une lourde planche de granit vers la gauche, puis sortir. La plage. La mer. L’évasion.

 

Du 10 mars 1941 au 24 septembre 1942, le grand père a creusé ce tunnel, caché derrière le buffet.

 

La maison avait été occupée par les allemands à partir d’octobre 1942.

 

 

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A l’automne 1944, la grande tante avait perdu ses longs cheveux blonds or sur la place du village. Les cheveux avaient été précieusement gardés dans un bocal dans le renfoncement du couloir menant à la mer.

 

 

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« Vous voyez, je suis tellement blonde… Ma mère était blonde, les yeux bleus. Ma grand mère était brune, les yeux bruns, mes oncles et tantes sont bruns et lui ressemblent. La ressemblance est frappante entre ma mère et ma grande tante… vous comprenez… »

 

 

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Prendre la mer, aller dans les contrées lointaines aux sonorités diverses, aux couleurs, lumières saveurs et odeurs contrastés. Elle a parcouru le monde, récoltant des années de souvenirs qu’elle ne cesse de résumer en une phrase : « Dans ces endroits, j’ai été bien servie. »

 

 

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« Pour Elvire-Marie, j’ai donné 2000 dollars américains. Pour Marie-Thérèse, j’ai du donner 3000 dollars. Elle m’a coûté 1000 dollars de plus. »

« D’où viennent ces prénoms ? »

« Elvire, c’était le nom de ma grand mère paternelle. Marie, la grande tante. Thérèse, c’est mon autre grand mère maternelle… »

 

Elle vire Marie et marie Thérèse…