Regards…

 

« Passé un certain âge, on devient transparente. Ce n’est pas que je n’en ai pas envie, au contraire, mais c’est comme ça. »
La patiente est une dame de plus de cinquante cinq ans, une belle femme certes, fatiguée par la vie, mais les yeux pétillants, un certain charme et une vraie présence/prestance qui laissent entrapercevoir un vrai appétit pour la vie.

Passé un certain âge, l’attrait disparaît ?
Cela semble si étrange de poser les choses ainsi, à l’envers, contre toute attente, comme si, les choses se seraient figées. L’excuse, c’est qu’il ne s’agit peut être pas seulement de la transparence mais de l’impossibilité de créer un espace psychique disponible, comme si, cette part-là de la vie était remisée dans le placard des souvenirs suspendus.

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L’amour embellit, c’est une lapalissade n’est-il pas ? et l’amour embellit vraiment lorsqu’il est accompagné d’autres accomplissements.
Quand je l’ai rencontrée, elle était engloutie dans un hangar, mise à l’écart, abandonnée, délaissée comme une vieille chose inutile que l’on pose-là au fond d’une grange. On attendra le vide-grenier prochain.
Elle parlait peu mais juste, elle parlait doucement mais avec vie. Elle se rêvait ailleurs, avec cette double mélancolie dickinsonnienne d’être enfermée à double tour là où elle s’y attendait le moins.
Les séances se sont succédées, elle a commencé à balayer sa grange, se disant que peut-être les choses pourraient changer. Un CV par-ci, un CV par-là.
Le printemps était encore loin à ce moment-là, mais elle continuait de rêver que les choses devaient changer pour elle. D’autres y arrivent… pourquoi pas elle ?
Je l’ai encouragée, soutenue, veillée pour qu’elle puisse se sentir libre de reconquérir l’espace dans cette grange désaffectée, d’y rapporter les premières fleurs qui annonçaient le printemps.
Maintenant, elle s’occupe de beaux vases ornées de fleurs sublimes venues d’Orient.

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D’homme en homme, de bras en bras, elle court. Elle papillonne, elle se donne une nuit, puis elle se sauve en courant. Se poser deux fois dans les bras du même est impensable, elle se sent enfermée, mise en cage…
Et pourtant, les rares fois où le papillon s’est posée, reposée, endormie comme celui qui écarte les ailes pour prendre le soleil, elle avait embelli. Un je-ne-sais-quoi d’une quiétude profonde intense, d’un corps comblé, d’une peau qui garde la trace émotionnelle des ébats, d’un regard sans ce vide lancinant d’un futur mortifère.

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« Les messieurs d’un certain âge, de belle prestance, un brin sportif, entretenu, ca attire le regard », dit-elle. « Moi à mon âge, on ne me regarde plus. Regardez moi comment je suis devenue grosse, grasse, une vieille vache qu’on devrait réformer. »
La douleur narcissique, le regard porté sur le retard des autres, elle le crie tel le volcan qui explose…
Son regard porté sur elle s’est intégré à son teint, elle feint, geint, peint sur son visage de lourdeurs cachés sous les fonds sans tain. Le temps, certain, marque, hautain, les mains, vilain.

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Elle devient belle, je me suis fait cette réflexion en la voyant entrer. Une aura lumineuse l’accompagne, rayonnante. Elle n’a pas toujours été ainsi, cherchant comment étouffer au mieux sa féminité luxuriante. Longtemps elle a porté des vêtements amples qui étaient des sacs de protection, des cache-misères infâmes qui disloquaient ses formes élégantes.
Des chaussures de marche en guise de jolies ballerines, pour cacher d’interminables jambes fines et généreuses.
Des gros parkas moches dignes de faux militaires du dimanche qui partent faire un « mud », se rouler dans la boue, se prouver à eux-mêmes et aux autres qu’on va au-delà de nos limites… car tant qu’il y a des limites on voit toujours en deçà de la ceinture…
Puis, petit à petit, en redevenant elle-même, en reconquête de territoire perdue de soi, elle s’effeuille… certes, le printemps, la douceur, le soleil, aideront ce processus d’abandon de vieilles peaux. Bernard l’ermite ne mue pas, change de coquille qu’il adopte… là, c’est la chrysalide qui se brise sous mes yeux, au-delà de mon écoute, cette voix bienveillante… je la regarde s’épanouir, je la regarde grandir, je la regarde s’étirer… mon regard, je le sais, est rempli d’une admiration sans faille digne du père que je suis, fier de son propre enfant qui grandit. Je sais que la chose est entendue, je l’énonce tranquillement en riant…
« Vous savez bien que je suis un peu papa poule… »
Elle éclate de rires et me répond malicieusement : « hé oui ! Et ca me change de mon père ! »