seul, sur le seuil du fauteuil

 

Parle-t-on de la solitude de celui qui écoute ?

 

Parfois, je me relis – oui, ça m’arrive, ça permet de corriger quelques coquilles, de reformuler autrement -, et je me vois…

Spectateur de mouvements de foules, de hordes sauvages, de fées et de comètes traînant derrière elles des longues spirales lumineuses…

 

Et c’est la mélancolie, celui du rêveur, quelque part, ou, comme le dirait Depardon, de l’expérience de la mort dans le cliché photographique, l’instant figé, où notre propre narcissisme nous contraint à subir une succession de séparations (puisque c’est bien de la libération qu’il s’agit…).

 

D’ailleurs, en parlant de libération, il faut que je n’oublie pas de m’acheter un livre sur la théologie de la libération… Tellement cela me semble contradictoire de poser la libération dans un cadre religieux…

 

Si je n’écrivais pas ce que le rêveur solitaire voit, entend, fait, permet, construit, conçoit, je pense que je deviendrais vite fou, sombrant dans une mélancolie sans limite, dans un silence intérieur peuplé de mortifères.

 

Pourquoi s’engage-t-on par vocation à lutter contre le mortifère, à faire reculer la mort pour la vie, même si c’est ce que la vie fait en tout instant ?

 

En avançant sur cette conquête inespéré, je m’énerve de plus en plus contre celles et ceux qui baissent les bras, contre celles et ceux qui ne savent plus trouver les ressources, mais surtout contre celles et ceux qui assassinent, tuent, font mourir à petits feux.

 

Si nous, nous devions être figés dans le camp de la mort, que ferions-nous auprès de celles et ceux qui se battent pour leur survie ?

Parce qu’il s’agit bien de la survie, de cette chose étonnante, coincée dans l’entre-deux, dans ce passage en noir obscur, en alternance de phases (et que sais-je encore ?), que je me réalise au travail, que je réalise mon travail, que je travaille…

Mon travail de passeur, de passeur de clandestins, du sombre à la lumière (et même celles et ceux, peuplés dans la croyance en la lumière !),

– l’autre jour, un ami et collègue qui m’a adressé une patiente me dit : « je l’ai revue, elle m’a dit que tu lui avais sauvé la vie… »

Toute proportion gardée et même en savourant quelques secondes une gratification narcissique si rare dans ce métier, je me dis que c’est bien évidemment exagéré… Je ne l’ai pas sauvée, elle s’est sauvée d’elle-même et elle-même, en s’appuyant sur la prise que je lui ai tendue dans la falaise dont elle était en train d’escalader par la voie la plus difficile… –

Travail qui mobilise au combien les feintes et les intelligences, les astuces et les trucs, de réinventer perpétuellement une autre perception des choses pour décaler…

Tant que ça ne cale pas en moi, envahi par je ne sais quelle chose qui me dépasse et qui me fige, fixe, broie, entame, détruit…

 

Je prends soin de moi aussi, car je veux prendre soin de moi, pour chasser les failles du mortifère en moi, même si je sais que la chose est illusoire.

Mais si je ne chasse pas le mortifère en moi, je ne peux non plus répondre aux attentes, à la question d’être là, même si parfois je suis profondément las et là, d’être dans cet instant infini où la comète passe… Saisir l’énergie en elle et la redonner à la vie.

 

Je vois à quel point cette question de la mélancolie est difficile pour moi, à quel point cette solitude est toujours masquée, étayée par le reste, par ma volonté de vi(vr)e.

Mais la solitude n’est pas la question de la séparation en tant que telle, banale et quotidienne, mais la question de la séparation originelle.

Se soigne-t-on de la séparation et de l’angoisse qui la peuple ?

Je ne sais. Ce que je ressens, c’est cette chose étonnante, lancinante, souterraine qui phagocyte l’idée même de sa propre existence.