fatigues…

 

Les retours de vacances sont devenus plus difficiles au fil du temps.

Avant, entrer en vacances était instantané.

Aujourd’hui, il me faut plusieurs jours pour que les traces des projections diverses des patient(e)s et de mes groupes se décollent de ma peau et finissent par me laisser. Certaines restent incrustées comme ces traces du temps sur les vieilles porcelaines et endurcit ma capacité d’écoute en me rendant, parfois et à ma grande surprise, moins sensible à certains événements et mots.

Je réagis à ce que je ressens et non à ce qui m’est dit. Avec cette profonde inquiétude sur la justesse de ce que je ressens.

 

Mon écoute, notamment les premières fois avec des nouveaux patients, est ouverte, vide, que les émotions des patients viennent combler.

Au fur et à mesure que le temps de la séance file, ces émotions me percutent plus ou moins et c’est cette percussion qui compose la mélodie sur laquelle je chante mes associations et avec lesquelles je tisse mon filet à papillons.

 

Hier, une patiente s’est assise, elle est fatiguée.

Fatiguée de vivre. Fatiguée de subir les violences des uns et des autres. Fatiguée d’avoir été depuis si longtemps maltraitée, depuis trop longtemps. Mais toutes ces fatigues ne scintillent pas, ne swinguent pas, ne m’émeuvent pas.

Non. Elles me fatiguent tellement elles sont désincarnées, décharnées, inhabitées, comme une vieille rengaine qu’on nous sert dans le métro, tous les matins… « oh… Champs Elysées ! »

 

Du coup, je commence à peler l’oignon de ses fatigues avec elle…

 

La première couche de sa situation de travail, douloureuse… Fatigante, exténuante, humiliante… Mais le problème n’est pas la, je l’ai perçu. Mais si je dis qu’il n’est pas la, elle ne sera pas entendue… Je continue… Elle fait le tour de sa situation. Elle a compris que je ne me laisserai pas berner par cette première couche…

 

La seconde couche, celle de sa situation dans sa fratrie… Douloureuse, fatigante, exténuante, humiliante… La non plus… Ça, ça ressemble à la caricature de la rencontre avec le Psy où la représentation de la patiente précède la rencontre, je dois parler de mon enfance…

Mais bien évidemment, la première couche résonne avec la seconde et se détache plus vite…

Elle se rend bien compte que là non plus, ça ne marche pas avec moi. Pourtant, ça serait si simple n’est-ce pas ?

 

La troisième couche arrive, ses quarante ans… Le départ prochain de son fils aîné. « Heureusement qu’il y a la deuxième… »

De l’absurdité de la vie et son inutilité… En face, je rappelle qu’il y aura d’autres choses, qu’il est possible d’appréhender les choses autrement… Qu’un jour, comme la grand mère qui l’a élevée, elle sera aussi à son tour une grand’mère… Non, la perspective ne l’enchante pas, elle ne s’y projette pas mais ses yeux commencent à scintiller un peu…

 

La quatrième couche, le décès de sa marraine, une vraie « grande »-mère, qui l’a toujours défendue contre sa propre mère… Décédée, il y a cinq ans.

 

Puis, tout à coup, survient la mort de son chat.

Il y a cinq ans aussi.

Qu’il a fallu faire piquer parce que malade et aveugle, il est tombé du troisième étage… Chat avec lequel elle dormait tous les soirs, qui ressentaient son état et qui venait la consoler…

Elle s’effondre, elle se décompose, elle pleure avec des gros sanglots.

 

« Je ne veux pas le trahir, je n’en prendrais jamais un autre… »

 

Un chat anthropomorphe, antidépresseur et soignant, élevé au rang de dieu dans son lit, qu’elle a du assassiner et dont la culpabilité la ronge si profondément.

Dit comme ça, ça parait tellement délirant…

 

Mais la relation thérapeutique n’est-elle pas elle aussi, délirante ?

 

Elle est repartie, heureuse de n’avoir pas été jugée folle par le Psy-qu’on-lui-a-demandé-d’aller-voir, heureuse d’avoir pu dire à quel point son chat lui manquait. Elle reviendra me parler, la prochaine fois, d’autres choses…