A quand une Appli « Psycho.Uber©.Tinder©.Entertainement.inc » ?

Cet article est une réponse que j’ai adressé à Sibylle Laurent, journaliste à LCI.fr suite à un article intitulé : Souffrance au travail : cette appli promet un psy dans l’heure aux salariés en détresse

J’ai lu avec attention votre article sur LCI.fr. publié le 12 février 2019. Certaines choses sont justes, d’autres sont tendancieuses.

Sur le constat clinique, Marie Pezé voit juste. 

En revanche, sur le mode opératoire, je suis totalement atterré.

Pour simplement reprendre son expression : « Dire aux psychologues d’aller « au contact des gens » est inique. »


Inique et hasbeen car les psychologues sont loin d’être dans cette posture de l’attente, enfermés dans leurs tours d’ivoire, à rêver dans leur fauteuil du patient idéal et moderne qui franchira le seuil…Ils regardent la réalité en face, ont des comptes Twitter©, Instagram©, Facebook©, LinkedIn©, écrivent des blogs etc… et investissent les réseaux…Ils jouent à Fortnite©. Ils font des dabs et envoient des animoji©.


Inique et déréalisante
car les psychologues vont déjà au contact de la demande du patient. C’est notre cœur de métier. C’est notre incipit, la demande.Faire croire que l’urgence sociétale ressemble à l’urgence hospitalière, que c’est presqu’une question de vie ou de mort, provoque un glissement.

Oui, nous ne mourons pas tous…

Oui, nous sommes tous touchés. 

Oui, il y a une réelle urgence à modifier les comportements managériaux, à transformer les manières de tisser les liens sociaux. Mais il ne s’agit pas de la même temporalité.Dans cette posture de l’instantané, nous soulagerions la souffrance de l’autre comme une décharge jouissive ? Dans quel fantasme vit-on ?


Inique et hallucinante car la pratique quotidienne me montre que le fait d’avoir un rendez vous dans un temps qui n’est plus « le tout de suite maintenant », permet une élaboration que l’instantané oblitère. Combien de mois, un nourrisson met-il à marcher ? Combien d’années faut-il pour maîtriser une nouvelle langue ?


Inique et surprenante cette injonction à aller au contact, comme si cette psycho à la demande – sorte de Netflix© de la chose psy – était devenue, sur l’aune de la modernité, une soi-disante vérité postmoderne. Non, nous ne pouvons pas répondre à la demande par l’action, comme si le symptôme devait être réglé par un médicament-psychologue livré à domicile par Deliveroo©. 


Inique et humiliante pour les praticiens anonymes que je suis qui accueillons dans nos consultations les salariés en fonction de leur revenu, de leur statut et qui essaient de répondre à cette demande sociétale – urgente d’un point de vue épidémiologique – mais certainement pas dans la précipitation où tout mouvement de pensée serait anéanti.Je ne suis pas médecin de famille. Et, soit dit en passant, il ne devait certainement pas faire payer 90 euros T.T.C. la séance à domicile sur PayPal©…

Inique et désespérante de voir cette uberisation envahir mes contrées professionnelles où j’essaie de lutter contre ce travail humain, devenu si facilement jetable, sacrifié sur l’autel de la flexisécurité. On prend un psy, il se ramène à domicile, puis on en prend un autre, on le géolocalise comme ces voitures, vélos, trottinettes, VTC etc… et on le jette comme tout bien de consommation… Non. Je ne suis pas jetable. 

A-t-on aussi une réelle représentation du fonctionnement de l’algorithme qui mettra en lien le psycho et son patient ? Leurs critères ? Le premier qui est disponible dans le coin ? Le premier qui clique frénétiquement devant son écran ? Quid des données récoltées ? RGPD ? Google Analytics© ? Un coup d’œil sur la charte dudit site dit explicitement qu’ils garantissent… un anonymat raisonnable…

La question de la souffrance au travail, qui est un véritable business – on le voit bien ici -, ne reculera pas avec l’essor de ces « nouveaux outils » du soi-disant nouveau monde qui ne fait que remettre en route l’aliénation à la mode « mechanical turker« .

La question à mon sens est avant tout une question politique (au sens noble du terme et non politicien/tacticien) et non une question d’outil. Le fait « d’accueillir » de plus en plus de naufragés du travail, comme les migrants qui se pressent aux frontières de l’Europe, ne fera pas reculer les causes de la souffrance vécue au travail.

Il est avant tout nécessaire de prendre le temps de repenser les différentes formes d’altérités au travail, de remettre en route les fondements du bien-vivre-ensemble sans tomber dans le bien-être individuel et de créer des conditions où le travail puisse être discuté collectivement dans sa complexité. 

Et donc de nous battre dans les organisations à restaurer ce que sont les disputes sur travail et de faire reculer le glissement vers les conflits entre personnes.