elle dit…

 

La chouette dit à l’arbre dans lequel elle habite qu’elle n’y sera plus. L’arbre lui répond qu’il savait déjà qu’elle bougerait un jour, que lui, il serait là encore longtemps, tant que ses racines seront vivantes et plantées là.
Les cigognes traversent le champ, bien au-delà des fils électriques, elles profitent du vent pour traverser toutes ces terres merveilleuses. Mais elles ne peuvent pas voler au dessus de l’eau de la mer.
Le grillon continue de chanter au loin dans l’arbre. Il fait encore chaud et l’hiver est encore loin se dit-il. Les jours sont plus courts mais il n’est pas encore temps que je meure.

Du plus loin qu’il m’en souvienne…
Je me souviens. Tourner cette porte, partir au loin, je ne sais comment, tourner le dos. Je me souviens de cette insouciance qui m’accompagnait alors, la confiance aveugle en mes parents qui m’emmenaient si loin.
Plus je vieillis, plus tourner les pages est difficile, je deviendrai presque conservateur à l’idée de changer. Et pourtant, même si le changement peut traîner dans la durée, et pourtant, pointe le vent, la vie s’allège avec ces pages tournées, je regarde mon fils lire un livre et me rends compte la célérité avec laquelle l’imaginaire se développe au détour d’un carrefour.
Je me suis vu mourir, je me suis vu tomber, je me suis vu souffrir. Je me vois. Je me demande. Je réalise, je souffle et je ne sais comment j’avance…

L’ombre de mes amours anciennes…
Plus le temps passe plus les souvenirs semblent loin et intenses, s’effilochent aussi entre les débris des pas manqués puis réajustés, souffles de vie qui continuent de faire cheminer vers des contrées inconnues ou déjà reconnues.
Je n’ai plus rien à me prouver, je n’ai plus rien à m’en vanter, avec la fatigue des autres et de celles et ceux que je soigne, faire grandir, être là, je ne sais pas pourquoi mais à l’insu de mon plein gré les choses se font… Si nous savons entendre… Oui, je cite, recite, récite Barbara…

Et le travail alors ? Cette sacro-sainte « institution/instance » émotionnelle et psychique qui régie notre identité ?
Le travail est important mais s’y glisse entre deux, dans les « failles » des loupés, des échappements, des glissements… Le travail est central, mais il devient aussi parfois secondaire, il ne me permet plus d’endiguer les vagues de plus en plus fortes des poussées légitimes d’une autre demande… « Ça » me réclame… Du temps, de la disponibilité, des désirs, des envies… Contrastes…

Je travaille avec et pour des personnes pour qui, la clinique s’entend et leur parle mais à qui je ne l’explique pas. La clinique est un ensemble de chemins croisés, de choses posées au gré des mouvements de pensées impensées et impensable qui, par moments, nous échappent.
L’élégance du psy serait de dire assez fièrement quand même… « Je ne sais pas ce que je fais mais ça se fait… » Ce qui me retient ici, c’est que cette assertion affirmative est vraie. En partie.
Parce que pour en arriver à oser penser que le simple fait d’être suffit à faire que cela se produise et soigne, il faut avoir une vie derrière soi, accepter d’être cette chose insignifiante que nous sommes, une crotte de nez de poussières d’étoiles, laisser totalement de côté son narcissisme pour entendre et suivre : accepter totalement de n’exister que pour l’autre sans jamais disparaître et se dissoudre…
Dans le voyage de Chihiro, elle saute tête baissée dans le dieu de cette vieille rivière qui a tellement charriée de choses immondes qu’il est devenu un égout vivant et ambulant.
Oser ce geste, fondre dans l’immonde est aussi élégant qu’un saut de parachutiste sans parachute avec comme seul parachute la croyance forte que je-nous pouvons y arriver… En sachant que le « y » nous est totalement inconnu, comme un saut dans les abysses, dans le brouillard, dans le néant de l’obscure…

Oui, souvent, je me rends compte que je raconte la même chose… Ah ! putain de répétitions…

Elle arrive, elle est fatiguée. La lumière est éteinte, ses yeux sont rougis par l’émotion.
Puis, au détour d’une phrase, je dis une bêtise, comme une autre, je métaphore, j’éclate de rires.
Le matin, cela avait déjà démarré avec une autre patiente, la première de la journée avec laquelle je n’arrête pas de plaisanter… La tonalité était restée.
Elle rit aussi. Aux éclats. Avec une certaine retenue, ce n’est pas le genre de la maison de s’esclaffer. Mais elle rit.
Puis, elle remarque que rire la détend, lui fait du bien, son épaule si haute perchée descend, se relâche… elle ne tient plus son tailleur contre elle mais elle le lâche, se laissant ouvrir…
Elle est repartie, pleine de lumières.
Je suis un allumeur de réverbère.

En vain.
Tu crois que je peux m’occuper – occuper soi – des autres sans tenir compte de mon propre besoin que l’on s’occupe de moi, ou du moins, qu’on se préoccupe de moi, de ce que je suis, de ce que je deviens, de ce que je serai ?
Etre seul, exister par soi-même, passe aussi par cette prise de conscience que s’occuper des autres ne permet pas de réaliser ce que l’on est, ce que l’on devient.
Trouver son chemin, comme semer la lumière, au regard de l’autre est vain.
Semer la lumière pour soi, comme si, la lumière ne pouvait être partagée.
Dommage.

Peut-être fais-je fausse route.
Peut-être suis-je loin de ce que je me pense.
Déphasé, décalé, hors de la phase, hors de la cale, en panne sèche, cale sèche.
Might it be.

C’est quoi ce bonheur impossible que l’on poursuit comme un Graal, comme s’il était possible de ne pas faire tout l’effort d’exister, d’accepter. De s’accepter ?
Ne plus accepter de contraintes. Ne plus accepter les rejets, peu ou prou, vécus comme des mises à l’écart, mis au pilori.

Partir, tailler la route.
Partir, ne pas retomber dans les mêmes travers, ne pas oublier les chemins de traverses qui permettent certainement d’aller là où je ne serai jamais allé si je n’y avais pas osé penser l’emprunter.
Partir, parce que partir c’est aussi exister, pour soi.

Dépendre de l’autre, du regard de l’autre, comme si, sa propre existence dépendait de ce regard là, de cette chose indicible.
Et pourtant, peut-être est-ce possible de s’en affranchir.