le chant des sirènes, en cinq temps et trois mouvements

 

Aria.

La rue est inondée de bruits de sirènes.

Un hélicoptère passe, puis un autre.

Puis, d’autres bruits de sirènes.

Je suis de la génération de celles et ceux qui, par chance, n’avons pas été directement confrontés  à la guerre.
J’ai eu de la chance. Jusqu’ici.

 

Depuis trois jours, Paris est envahie par une tension invisible et insoutenable.

Le symptôme d’une complexité inouïe où les dimensions historiques, politiques, religieuses, sociétales et sociales se bousculent, se renvoient, se mélangent, s’amalgament, se déchaînent, apporte un climat, à la fois de guerre et de familière proximité.

Le supermarché dans lequel il y a eu prise d’otages est à cinq minutes de mon cabinet.
Je passe dans la rue parallèle tous les jours à vélo.

 

Ce qui s’est passé, est ignoble, inouï, mais, quelque part, d’une grande banalité.
Il nous suffit de regarder dans l’histoire humaine, les nombreuses fois où le crime contre la culture de l’humanité a été commis, les nombreuses traces de civilisation ont été détruites par des barbares de différentes cultures où le rejet de l’Autre est plus fort que l’acceptation de l’Autre. Ce processus psychique est connu. La théorie est déjà passée par là.

Aujourd’hui, le bruit des sirènes me fait froid dans le dos.
Peur de me dire, « encore ? »

 

Quelque part, de là où je suis, assis sur un fauteuil, assis sur une chaise à l’écoute des Autres, je comprends que c’est la barbarie quotidienne, ordinaire, la colère provoquée par les inégalités qui apportent l’eau au moulin de ces barbares dont leurs passages à l’acte ne sont que le reflet, le symptôme… de l’indicible ignominie quotidienne et ordinaire des inégalités présentée comme « normale et ordinaire ».

Le besoin d’écrire, d’énoncer, de dénoncer… me pousse à écrire… Mais, quelque part, la douleur est vive et profonde, une forme d’inquiétante étrangeté en moi m’empêche de penser encore.

Nathalie Zaltzman dit : « Être arrivé à se penser comme réduit à ses ressources est un progrès de l’esprit qui se paie en angoisses et en symptômes, ou qui exige plus de courage et d’audace qu’en d’autres temps. Est-ce la civilisation qui engendre son propre malaise ? Est-ce elle la fautive ? Ou n’est-ce pas plutôt l’audace de l’esprit, en tant que première et dernière ressource de la condition humaine, qui le pousse à se dérober à sa tâche par et dans des symptômes ? »

Oui, Nathalie Zaltzman a raison. L’esprit du mal, la psyché anarchiste… Puis je repense à la destinée de la pulsion de mort, les mots d’André Green me reviennent… Mais cela va au-delà de ces pensées. Elles m’empêchent…

 

Ma première im/pulsion, l’indignation, la colère…

Lorsque ces jeunes hommes ont tué les journalistes et dessinateurs de ce journal, Charlie Hebdo, c’était de me dire, atteinte à la culture, au travail de culture, crime contre la culture et crime contre la culture de l’humanité… Et revoir ces scènes, Tombouctou, les bouddhas géants d’Afghanistan… et de me rassurer en me disant aussi, que Sainte-Sophie existe toujours, que l’Alhambra n’a jamais été détruite…

Mais quelque part, je n’ai jamais été un admirateur de Charlie Hebdo.

En revanche, de l’Oncle Bernard, si. De Bernard Maris. Celui qui, dans ma propre vie, a été le premier à me faire rire de l’économie. D’autres économistes viendront aussi plus tard, comme Serge Latouche… Son assassinat m’a fait mal. Wolinski aussi. Mais les autres, ils ne m’étaient pas familiers.

Comme l’a dit Edgar Morin, dans une réaction face à cet attentat, pour moi, le sacré est quelque chose que je respecte.

Et, j’étais totalement en accord cette petite phrase de Robert Badinter qui a dit : « Ces gens nous tendent un piège… » Oui, ils nous tendent un piège, celui de tomber dans l’oeil pour oeil, dent pour dent, celui aussi où la Loi ne pourra pas exercer sa force mais seule la force s’exercera…
J’ai tout de suite écrit, parce que je trouvais que les psy en général étaient bien trop silencieux. Parce que de là où je suis, avec le métier que j’exerce, je pouvais aussi avoir une analyse de la situation et de ce qui pouvait pousser des jeunes à partir faire le djihad, faire cet acte insensé mais qui s’expliquerait peut-être aussi par le caractère romantique (au sens du romantisme allemand du XVIIIe – par exemple H.von Kleist en écrivant « Michel Kohlhaas »).

 

Seul, Francis Drossart, du Quatrième Groupe, a réagi… Et je l’en remercie ! Mais j’ai envie de dire… en bon psychanalyste. Et il manquait quelque chose… La psychanalyse, subversive, est en danger.

Ok. On sait ça, que penser est dangereux.

Il vaut mieux être un mouton non autonome et automate, guidé par les puissants outils numériques qui nous formatent la vision du monde. Car aujourd’hui, quand nous exprimons démocratiquement que nous ne sommes pas d’accord, les dominants de tous bords nous expliquent qu’ils n’ont pas fait preuve de pédagogie.

Oui. Pédagogie rime de nos jours avec démagogie.

 

J’ai écrit dans la foulée, ceci.

Levons nous, pensons ensemble, luttons contre

Hier, le 7 janvier 2015, c’est le travail de culture qui a été assassiné.

La création n’est-elle pas, parmi ce que les humains produisent, ce qui nous dépasse, nous pense et nous rêve ?

L’acte de barbarie d’hier, n’est malheureusement le premier crime contre la culture de l’humanité.
Je ne citerai pas la longue liste de ces crimes commis contre les oeuvres de civilisations, par nous autres humains.
Récemment, il y a eu Tombouctou. Avant, des bouddhas géants en Afghanistan. Avant, les Khmers, la révolution culturelle, puis avant encore… les livres brûlés par les Nazis… les Incas et j’en passe…

Mais aussi, certains témoins de splendides métissages, d’intelligences et de jugement de beauté…
Sainte-Sophie à Istanbul… L’Alhambra en Espagne… les temples shintô avec des pagodes bouddhistes… Et d’autres encore viendront…
Puis, nous remémorer le lumineux Tahar Ben Jelloun, qui nous rappelaient avec force combien de mots de la langue française que nous utilisons tous les jours sont d’origine arabes et que nous les aimons…
Abricot, par exemple… Juteux, savoureux, sensuel… sexuel… jouissif…

Nous, je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils, elles, sommes des cliniciens du travail…
Nous, qui assistons au quotidien… A cette barbarie douce, invisible, silencieuse, insidieuse, vicieuse, trompeuse… qui détricote le tissu social, qui détruit les liens humains… qui tue sans faire de bruit.
Nous, qui luttons contre la destruction des collectifs de travail à l’aune de je ne sais quelles compétitivités…
Nous, qui avons la conviction que le travail – celui des femmes et des hommes rend leur dignité et forge leurs identités – est menacé tous les jours, de disparition.
Nous, qui sommes dans le monde du travail, le non travail laisse des traces indélébiles dans les structures familiales, les précarités, l’absence de solidarités, rendent les conditions d’accès au travail scandaleuses, approchant l’emploi de l’esclavagisme.
Nous, qui observons la destruction massive des solidarités et des altérités.

Nous avons les appétences, les compétences, les désirs de lutter contre ce qui a été assassiné hier.
Ne baissons pas les bras.
Il est temps d’en dire quelque chose, d’en parler.
Que ce cumul de la barbarie quotidienne de la violence ordinaire s’exprime à travers des rafales d’armes automatiques…

Mais enfin ! Quoi de plus puissant et structurant que le travail ?
N’avons-nous pas la preuve tous les jours que celui-ci peut contenir toutes les folies ?
Soyons dignes de ce que nous avons hérité de nos Aînés, même si certains sont plus ternes ces derniers temps.
Oeuvrons ensemble à ce travail de culture, luttons ensemble dans nos silencieux coins, dans les lieux de travail, sur nos fauteuils, avec les moyens qui sont les nôtres, à faire que ces sombres, ces ombres, ces obscurs, ces horreurs reculent…

Oui, transformons ensemble cette part infernale que nous possédons tous.

 

Ma seconde im/pulsion, la pensée engluée…

Le lendemain, quand la policière municipale, en stage de titularisation, venue des Antilles dans la lointaine métropole, a été assassinée de dos par un inconnu en plein travail.

Je connais bien le service publique. Je sais ce que représente cette période de « stage »… Je devine ce que cela pouvait représenter, d’être venue en métropole pour être titulaire… seule, loin…

Maintenant que nous connaissons l’identité du tueur, c’est un noir qui a tué une noire… Je me posais la question de savoir si c’était la première fois que la France était frappée par un attentat commis par un homme noir.
Et je me suis dit, ça y est, ça va continuer. Surtout que depuis plusieurs semaines, des « incidents » avaient eu lieu.

Puis l’accélération du lendemain, avec, cette impression d’être scotché avec nos appareils numériques à l’actualité haletante, cette pression des « live » à laquelle je ne pouvais me soustraire. Il fallait savoir (ça/voir) où étaient ces « cinglés » de la veille qui avaient tué des innocents… et plusieurs policiers…

Les interrogations aussi. Leurs fuites, cette carte d’identité laissée choir dans la voiture, la tentation de voir d’autres réalités derrière celles auxquelles nous sommes confrontées. A qui peut profiter ces crimes ?
La difficulté de se défaire de cette chose infâme qu’est le voyeurisme amateur, l’impossibilité de prendre du recul. J’ai envie de dire… Heureusement que je suis allé travailler. Que le travail, structure ma pensée et m’éloigne de ces dérives…

Un « deux-tons » passe. Le froid dans le dos ne cesse de me traverser.

 

Ma troisième im/pulsion, l’angoisse de mort…

Celle dont je parle plus haut, l’odeur du soufre, le bruit des hélicos, les sirènes hurlantes, les voitures blindées et les fourgons qui apparaissent de l’on ne sait où, les commerces avec les rideaux de fer fermés dans la journée, les enfants confinés dans les écoles, la proximité du supermarché cacher…
J’ai pensé à mon fils, dans un établissement scolaire, non loin de là qui la veille avait fait solennellement sa minute de silence dont il en parle avec un grand respect.

Je ne peux m’empêcher d’avoir peur que la Chose, si proche, si violente… puisse m’atteindre, faire effraction dans ma vie.

Et pourtant, cela est arrivé subitement, cela a surgi, cela a fait irruption dans le monde, dans une désorganisation où la pensée ne peut plus suivre… La policière stagiaire municipale ne pouvait certainement pas imaginer le matin où elle s’est levée et maquillée pour aller porter son uniforme qu’elle se ferait descendre comme un lapin…

Oui, c’est bien la peur de la mort, mais une mort venue de nulle part, à laquelle il n’est pas possible de nous préparer… parce que surgit au hasard… comme un loup nous sauterait à la gorge dans un bois…
Le risque de mourir à vélo, oui, je le connais. Je prends les plus grandes précautions.
Le risque de mourir en voiture, oui, je le connais.
Le risque de mourir en avion parce qu’il est abattu ou parce qu’il est détourné…
Le risque de mourir au travail… oui, c’est possible, j’ai déjà rêvé de manière très romanesque que j’étais criblé de balles dans mon fauteuil…
Le risque de mourir en temps de guerre ou dans des pays où il y a la guerre… Oui.
Mais ces risques là sont « pensables » parce qu’ils peuvent être mesurés.
Bien évidemment, l’air pollué de nos métropoles ne doit pas aider à être en bonne santé, comme toutes les maladies, comme l’alimentation, le risque chimique, nucléaire…
Quand le tsunami est arrivé sur Fukushima et qu’il y a eu la catastrophe nucléaire… quelque part, c’était « comme ça », c’est la Nature qui se déchaîne… bref… c’était « normal ». J’avais pu pleurer en regardant les images de mon pays dévasté. J’avais pu écouter respectueusement l’élocution de l’Empereur, d’une grande sincérité et d’une grande douceur.
Là, les larmes ne me viennent pas, je n’ai pas cet éprouvé corporel là.
Les psys ne le disent pas toujours mais le savent. C’est notre corps qui écoute. C’est notre corps qui éprouve. C’est notre corps qui entend. C’est pourquoi nous pouvons nous relever de notre fauteuil aussi endolori qu’après un combat de boxe.
Qu’est-ce qui est alors « anormal » dans cette situation présente ? Qui n’est pas pensable par le corps ?

 

Mon psychisme veut s’en défendre en tentant de penser la Chose, car sans penser/pensée, je m’épuise. Et rêver me semble impossible… Puis, désolé. Ce « truc-là », ça ne me fait pas rêver…

D’autant que les images proposées en continue, minute par minute, m’envahissent. Et encore ! Je ne suis pas resté devant la télévision mais seulement le suivi « en live » (comme un match de la coupe du monde) sur lemonde.fr…
Le spectacle ne m’intéresse pas. Mais ce spectacle là, malheureusement, je n’arrive pas à le mettre de côté, à le chasser. Non, il vient à moi à chaque fois que la sirène passe non loin de mon cabinet.

D’habitude, j’entends les mouettes de la Seine qui viennent chercher les restes du marché. Là, elles avaient fui.

Quelque part, même si je sais qu’il n’y a rien à comprendre, je veux comprendre.
Je veux « ranger » cette Chose quelque part et qu’elle puisse être « classée ».
Cette part infernale que le Surmoi combat. Wo Es War Soll Ich Werden… Me dis-je… pourtant. Pourtant, elle est là. Elle sommeille en chacun de nous, cette part violente de la pulsion de mort, cette pulsion de destruction, si jouissive pourtant. Pourtant. Nous ne passons pas à l’acte de manière si brutale. Car notre psychisme est verrouillé par des repères douloureusement acquises de luttes contre notre propre frustration d’être un simple être humain comme tous les autres…

 

Ma quatrième im/pulsion, l’impossible soulagement.

A 17 heures, l’assaut a été donné de manière simultanée dans le nord de Paris et au bout de ma rue.
Les meurtriers des journalistes et des policiers ont été tués dans l’assaut du GIGN.
Le meurtrier de la policière et des otages du supermarché cacher aussi.
Beaucoup de personnes sont mortes… Exécutées par les uns ou par les autres. Au nom de Dieu.
La France a encore produit ses martyrs, me suis-je dit. Elle est tombée dans le piège qu’évoquait Badinter.
Elle a fait au mieux et je pense que les forces de l’ordre ont fait leur travail pour que cela n’arrive pas et avec des individus pareils, ce n’était peut-être que la seule issue. Je ne sais pas. Je ne suis pas policier ni gendarme. Je ne peux pas évaluer. Puis, peut-on évaluer cela ?

Cela aurait pu me soulager de me dire que « c’était fini ». On a appuyé sur le bouton « Off », Game Over. Passons à autre chose.
Cela aurait pu me libérer de cette contrainte là.

Non. Cela me poursuit. Dire que trois gus peuvent mettre autant de bordel dans un pays… gloups… que dire s’il y en avait encore plus ?

 

Je redemande à Nathalie Zaltzman de me porter secours.

« L’aiguillon de la mort rassemble les forces de la pulsion de mort. Dans un rapport de forces sans issue, seule une résistance née de ses propres sources pulsionnelles de mort peut braver la mise en danger mortelle. J’appelle ce courant de la pulsion de mort, le plus individualiste, le plus libertaire, la pulsion anarchiste.
La pulsion anarchiste sauve une condition fondamentale du maintien en vie de l’être humain : le maintien pour lui de la possibilité d’un choix, même lorsque l’expérience-limite tue ou paraît tuer tout choix possible. »

Le calme étant revenu, je suis passé par mon chemin habituel. La circulation était dense, les gens nerveux par le bazar provoqué par la fermeture du périphérique. Des convois entiers d’ambulances de la protection civile, les militaires, les CRS, se déplaçaient lentement. De nombreuses allées et rues gardaient encore la trace des rubans rouges et blancs laissés par les policiers qui devaient contenir les badauds et la circulation. Quelques CRS gardaient encore les rues adjacentes bloquées.
Sur ma route, des badauds, nombreux, accumulés sur ces rues adjacentes, tentant de regarder au-delà des barrières…
C’est bien ici la question de la (S)cène.

 

Ma cinquième et dernière im/pulsion, écrire, penser, ne pas marcher. 

Je ne marche pas. Non. Je ne marcherai pas.

Des proches, des personnes que j’aime, m’ont demandé si je marchais. Non. Je ne marche pas, ai-je spontanément répondu. Il y a 12 ans, lorsque Le Pen était arrivé au second tour, j’étais allé marcher. J’ai hurlé ma colère aussi. Et un vieil ami, beaucoup plus âgé que moi m’a alors dit : « J’entends et je comprends ta colère, mais la France est un pays de cocagne… »

Je respecte et comprends celles et ceux qui ont marché. Parce que c’est une manière de passer à autre chose, de participer à porter un hommage « collectif », dire que nous n’avons pas peur de la mort, que les « barbares » ne l’emporteront pas sur… l’autre barbarie qu’est déjà notre société…

Ma question était simple. Pour « quoi » marcherai-je ? Les 3 ou 4 millions de personnes avaient certainement 3 ou 4 millions de raisons différentes de manifester. A simplement regarder le cortège des 44 chefs d’Etat suffit de comprendre la diversité des points de vue. La photo faisait joli. Un palestinien, un malien, un israélien, deux français, une allemande… J’ai presqu’envie de dire, le retour du black blanc beur…

Mais allons plus loin…
Mahmoud Abbas à côté de Benyamin Netanyaou ?
Etions nous tous, « le même Charlie » comme moi-même je l’ai arboré sur mon véhicule personnel pendant plusieurs jours ?
C’est bien la complexité de cette situation où la Chose, selon le point de vue sur lequel nous nous plaçons, se déforme, se transforme et à travers cette transformation, nous translate et nous transporte.

Je ne veux pas marcher dans la simplification de la pensée.

Je relis Jean Baudrillard, « L’esprit du terrorisme« .

« Tout le jeu de l’histoire et de la puissance en est bouleversé, mais aussi les conditions de l’analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu’eux. Lorsqu’ils accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.
Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abréaction à l’événement même et à la fascination qu’il exerce. La condamnation morale, l’union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c’est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous.
Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n’importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c’est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l’effacer .
A la limite, c’est eux qui l’ont fait, mais c’est nous qui l’avons voulu. Si l’on ne tient pas compte de cela, l’événement perd toute dimension symbolique, c’est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu’il suffirait alors de supprimer.
Or nous savons bien qu’il n’en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d’exorcisme du mal : c’est
qu’il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l’événement n’aurait pas le retentissement qu’il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu’ils peuvent compter sur cette complicité inavouable.
Cela dépasse de loin la haine de la puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l’ordre mondial. Ce malin désir est au coeur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L’allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif.
Pas besoin d’une pulsion de mort ou de destruction, ni même d’effet pervers. C’est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire . Et elle est complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l’impression qu’elles répondaient au suicide des avions- suicides par leur propre suicide. On a dit :  » Dieu même ne peut se déclarer la guerre.  » Eh bien si. L’Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même.
Les innombrables films-catastrophes témoignent de ce phantasme, qu’ils conjurent évidemment par l’image en noyant tout cela sous les effets spéciaux. Mais l’attraction universelle qu’ils exercent, à l’égal de la pornographie, montre que le passage à l’acte est toujours proche – la velléité de dénégation de tout système étant d’autant plus forte qu’il se rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.

(…)

Cette violence terroriste n’est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l’histoire. Cette violence terroriste n’est pas  » réelle « . Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXe siècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l’image, et la lumière noire du terrorisme.

On cherche après coup à lui imposer n’importe quel sens, à lui trouver n’importe quelle interprétation. Mais il n’y en a pas, et c’est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l’ordre politique ne peut rien. C’est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste – extraordinaire en ceci qu’il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C’est en même temps le micro-modèle fulgurant d’un noyau de violence réelle avec chambre d’écho maximale – donc la forme la plus pure du spectaculaire – et un modèle sacrificiel qui oppose à l’ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi.

N’importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s’interpréter comme violence historique – tel est l’axiome moral de la bonne violence. N’importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n’était pas relayée par les médias ( » Le terrorisme ne serait rien sans les médias « ). Mais tout ceci est illusoire. Il n’y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l’événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l’un ou l’autre sens. »

 

Merci, Zaltzman. Merci Baudrillard.
Je continuerai à lutter contre le simulacre et la simplification de la pensée avec mes armes et les vôtres.