c’est souvent comme ça… que ça commence…

 

« Bonjour Monsieur, j’ai eu vos coordonnées par Mme Dutel et je vous appelle parce que nous avons un problème dans une équipe… Et là, c’est insupportable. Pourriez-vous venir nous voir ? Euh… C’est urgent. »

 

Ca commence souvent comme ça.

Par un appel.

Un appel au secours, un appel de détresse, une bouteille jetée à la mer…

 

Quelqu’un a parlé de moi à quelqu’un d’autre et celui-ci se rend compte qu’il a besoin d’en parler à quelqu’un. Quelqu’un a besoin de parler à quelqu’un de quelque chose que l’autre peut comprendre, voire essayer de résoudre peut-être la question qui le taraude. Une question difficile souvent, douloureuse, parfois même indicible où, comme le chantait si bien Barbara, … les choses nous parlent… si nous savons entendre… Mais que savons nous entendre ?

C’est là que ça se corse. Entendre… Ecouter, ressentir… éprouver… disent d’autres, des verbes qui sont loin d’être des synonymes et qui, pourtant !, permettre d’exprimer ce qu’est ce travail.

 

Ce travail, c’est mon métier, c’est mon gagne pain.

Certains pensent à juste titre que c’est un peu glauque…

Qu’il faut aérer un peu.

D’autres y baignent tellement dedans qu’ils ont assimilé en eux les souffrances qu’ils rencontrent.

Au point qu’ils deviennent comme le dieu de la rivière bouchée du voyage de Chihiro. Il faudrait leur ôter de temps en temps le bouchon pour qu’ils se vident de leurs merdes et qu’ils recyclent un peu toutes ces odeurs nauséabondes apparues de nulle part et dont la dimension pestilentielle fait que ce n’est plus vivable…

Ou, si.

En l’oubliant, en l’oblitérant, en la niant…

Comme ces nobles de la Cour de Louis XIV à Versailles, qui vivaient dans ces dédalles de couloirs sans toilette et qui se saupoudraient de parfums pour se déodoriser de toutes ces odeurs fécales sorties des zones souterraines où la lumière ne passent plus… mais où l’humanité survit…

 

L’autre jour, le téléphone a sonné.

Je ne reconnaissais pas ce numéro de téléphone qui s’affiche à l’écran.

Je décroche, intrigué.

Puis, une voix tremblotante m’interpelle au bout du fil…

Elle me raconte que la situation est catastrophique.

Que si on ne fait pas quelque chose, quelque chose de terrible va arriver.

« Terrible comme ? » demande-je.

« Je ne sais pas. Je n’ose pas imaginer. Terrible. »

Je feuillette mon agenda.

« Le 15, dans l’après-midi, c’est possible pour vous ? »

« Oui, mais vous ne pourriez pas venir… »

« Non, plus tôt, ce n’est pas possible… Mais dites à l’équipe que vous m’avez contacté, qu’il y a quelque chose qui va démarrer très vite. »

« Oui, d’accord. Je vous remercie. »

«  A très bientôt. »

 

Oser recevoir.

Oui. Recevoir cette angoisse qui s’infiltre dans cet étroit canal qu’est un coup de fil. Ce passage où l’angoisse de cette femme est plus importante à contenir, tenir avec elle, que d’autres choses.

Nous vivons dans un monde où tout est urgent et où tout doit être prévenu, prévisible, calculé d’avance… Il suffit de voir à quel point la prévision météorologique subit les assauts de ces sécuritaires qui veulent tout blinder…

Au point d’annuler toute surprise et donc tout imaginaire en mouvement.

Si dans cette réception, l’angoisse nous emporte, l’autre alors ne peut plus être contenu.

La demande d’aide est adressée à quelqu’un supposé savoir… contenir l’angoisse.

Et qu’en fais-je, de ça, déposé là, en moi, attribuée à une voix, des intonations, des scintillements, des couleurs, des chaleurs, des odeurs, des images. Des images qui me viennent, qui s’agrippent, qui s’y collent, qui se mélangent, qui me fixent… Mes associations qui se mettent alors en marche, avec toute cette kyrielle de choses déjà vues, déjà ressenties, éprouvées, traversées, marquées et voire même plus, jouies…

C’est terriblement plus simple de renvoyer la chose, là, posée, là, devant soi en soi, dans une boîte, comme la pensine de Dumbledore. Un petit coup de baguette sur la tempe, comme le canon du revolver et pouf, cette petite chose toute blanche jetée dans un bocal… et revoir, relire, revivre ça… Mais non. Nous ne sommes pas dans la magie, nous sommes dans le réel…

Moi, je la laisse flotter, le truc comme je dis souvent, le machin

Ma seule certitude, c’est qu’en la contraignant à rejoindre des choses toutes faites, je la noie dans mes représentations de la chose… et la chose alors se met à vivre d’elle-même, à avoir sa vie à elle…

Et pourquoi pas…

Au fil des heures à penser à autres choses, à faire d’autres choses de la vie quotidienne, à continuer mon train-train, la chose commence à vivre et les associations se réalisent toute seule… Elles germent, elles me surprennent, puis elles prennent corps et parfois ! elles font parfois sens. C’est comme un puzzle, un énigme, une histoire à découvrir, à délier/délire/dé-lire/d’élire… Et c’est quand elles font sens, ou du moins, quand une petite partie de l’image se met en mouvement que je ne peux plus l’oublier… Elle m’obsèderait presque.

 

Là, le 15, c’est dans dix jours… J’ai le temps de voir venir les choses… De regarder un peu, sur Google, où je vais mettre les pieds. Qui est cette charmante voix qui m’a été recommandé par Mme Dutel ?

Internet est fascinant pour cela… Parce qu’on y trouve de tout et de n’importe quoi. Parce qu’il faut faire le tri entre ce qui nous parle et ne nous parle pas.

Cette étrange liste qui s’est si largement immiscée dans nos vies privées et professionnelles…

Cette étrange liste où certains, fiers, disent : « T’as vu ? Mon entreprise est au 3e rang Google… ».

Où je vais mettre les pieds. Oui. Lire ce que les gens disent…

La direction, les syndicats, les intervenants, les formateurs, tout ce petit monde qui gravite autour de l’Institution ou de l’Entreprise…

Parfois, la « boîte » est tellement connue que nous n’aurions même pas besoin d’aller voir.

Non. Aller voir. Quand même. Juste un peu. Comme ça.

 

Ecrit en 2010