rêveries, absences et retours

 

Un jour s’aidant de ses dents de lait il ciselât le papier de l’enveloppe kraft.

 

—–

 

Préambule et présentation des personnages.

 

Philipp Kirk MacDouglas, un faux air de Sean Connery, né en 1942 à Motherwell, Écosse.

William Michael MacDouglas, pilote de la RAF, prodige des Spitfires et des Mosquitos, caché en 1943 en Normandie par Gilles Racine de Beaufort, dont la propriété est devenue le refuge d’enfance de Philipp.

Alice Mary-Rose de la Trémière, descendante sud africaine d’huguenots français, infirmière pendant la guerre dans la RAF, divorcée en 1952, partie avec ses enfants en Afrique du Sud. Philipp avait donc dix ans.

Gilles Racine de Beaufort a eu un garçon et une fille, Guillaume et Ludivine, nés respectivement en 1943 et 1945.

Philipp, qui passait ses vacances avec ses parents dans la propriété des Racine, a toujours eu un faible pour Ludivine.

Guillaume était alors devenu son meilleur ami.

 

—–

 

Ses yeux pétillent quand elle parle de ce Monsieur.

« J’en ai pas souvent des comme ça vous savez. »

L’assemblée est en haleine, nous retenons notre souffle.

« Il a 65, 67 ans je crois, il est anglais. Charmant, charming ! La barbe à la Sean Connery dans Octobre rouge… Vous l’avez vu ? »

Elle fait le tour de l’assemblée.

« Il a vécu pendant toute sa vie en Afrique… Du Sud, il est venu en France à sa retraite… Il avait un problème de papier alors ils l’ont orienté vers moi. »

Elle fait une pause, puis enchaîne.

« Depuis, il vient me voir tous les mois à chaque rendez vous mais quand même la dernière fois c’était un peu gênant ce qu’il m’a demandé… »

Elle rougit.

Une participante, malicieuse, lui demande : « On peut savoir quoi ? »

« Ben… »

Nous, on attend de savoir… On ronge notre frein, on imagine…

« Ben… Il m’a demandé si je portais un soutien-gorge. »

Hilarité complète dans la salle avec des « oh choqué » et des « ah !? » admiratifs…

 

La professionnelle, rouge pivoine, poursuit : « Ben, vous savez le pire ? C’est que je me suis demandé si j’en portais un et je me suis justifiée ! »

 

Tout le monde rit.

 

« Et, tu as fait une VAD chez lui ? » Interpelle toute hilare une collègue à elle.

« Oui oui, au début. »

« Il t’est rien arrivée ? »

« Ah non, rien de déplacé, absolument charmant, il m’a servi un thé, des petites pâtisseries… »

 

J’imagine bien dans mon fors intérieur qu’il ne s’agit pas d’une petite maison anglaise cossue avec des bow-windows, des nappes brodées avec des fleurs et des tasses en porcelaine de chez Wedgwood, thé de chez Fortnum and Mason’s, servi avec tout le minimum nécessaire à un teatime digne de ce nom…

Mais seulement d’un petit logement social associatif… La magie est telle qu’elle s’opère sans heurt…

 

« Alors. C’est comment chez lui ? » demande une curieuse.

« Bah, tu sais c’est un HLM de l’Office, un deux-pièces, c’est bien quoi. Il est arrivé sans rien ici. Il n’était pas venu en France depuis ses dix ans. »

 

Depuis 1955/1957 me dis je.

 

« Il venait en vacances pas loin d’ici,

dans le Calvados. Son père a été pilote de chasse dans la RAF, il m’a raconté qu’un jour, il a du atterir dans une grande propriété, chez des « de Machins Chose », et cet avion a été caché dans leur grange en pièce détachée au nez et à la barbe des allemands. Et après la guerre, ils allaient en famille toutes les vacances scolaires dans cette propriété. »

 

Sean est devenu James… James Bond… Mais le décor n’est pas la guerre froide mais la seconde guerre mondiale…

On imagine un pilote anglais, atterrir en catastrophe, être caché par des résistants français de la noblesse locale, l’avion dans la grange… Quelle histoire ! Il ne me manque plus qu’une histoire d’amour pour couronner le tout !

 

« Et là, il a rencontré l’amour de sa vie. »

« Il t’a raconté ça ? » Demande une autre professionnelle.

« Oui. » Répond-elle rêveuse, se projetant l’espace d’un instant dans la peau de Ludivine Racine de Beaufort, née en 1945, trois ans plus jeune que le monsieur. Elle devrait avoir 67 ans.

 

Un silence majestueux, magique, onirique envahit l’espace.

 

« Et donc ? » Relance sa collègue.

« Ben j’en sais rien à vrai dire. Il n’a jamais retrouvé sa trace. »

Moi, je suis parti rêver avec les fiancés de Lourenço Marques de Rufin. Dans les sept histoires qui reviennent de loin…

 

—–

 

Loin de là, au cœur de cette ville de province, près des embruns et des écumes, dans un appartement à loyer modéré, des enveloppes kraft sont alignées, les unes sur les autres, toutes identifiables et identiques, toutes les unes sur les autres, aucune dépassant l’autre, tel un tour parfait.

L’homme contemple le mur de l’immeuble. Le mur est tellement proche qu’en ouvrant cette fenêtre il pourrait le toucher du bout des doigts, tâter la texture du crépis, sentir les granulés utilisés pour couvrir ce béton coulé à bas coût.

Il soupire profondément.

 

La table est mise, le salon nettoyé le matin même, la bouilloire siffle gentiment dans la cuisine, la boîte à thé de sa mère est ouverte, les cookies ont été cuites à midi avec la recette de sa mère, l’odeur suave et sucrée du beurre fondu s’entremêle avec le parfum de son aftershave acheté la veille chez Sephora. La vendeuse, une charmante jeune femme noire, lui a conseillé ce nouveau parfum d’un couturier de renom, celui-là même qui a habillé un grand acteur français.

 

Il jeta un coup d’œil à sa Breitling, héritée de son père qui la porta pour monter dans le dernier Spitfire avec lequel il avait traversé la Manche pour la dernière fois.

Le tictac sonore du chronomètre envahit son esprit, ses yeux émirent une étrange lueur. Il s’installa devant son Remington donné à son père par un amiral de l’US Navy. Le tictac fut remplacé par la frappe douce mais mécanique du vieux typewriter américain.

L’homme avait consacré ses dernières années à écrire ce roman, familial et bibliographique et il se devait de trouver un héritier.

Il avait vendu ses maisons et ses terres en Afrique pour venir trouver l’héritier en France, ce pays dans lequel toute sa vie avait été ensevelie. Sa petite fortune, il l’avait cachée dans un coffre, et ne déclarait que ses revenus de retraité de la Poste sud-africaine.

 

Il se remémorait ce jour où il remontait la rue du Général de Gaulle, flânant à son habitude le long des quais, cherchant dans les brumes du matin la source de son inspiration. C’est là qu’il la vit. L’héritière et non l’héritier. Il crut même défaillir tellement elle lui ressemblait. La même taille fine, le même regard, cette allure altière non hautaine, juste, juste habillée d’un jeans moulant et d’un col roulé rouge.

Il ne put s’empêcher de la saluer, de la regarder redescendre la rue vers le centre ville. Il ne pouvait plus la perdre, lui qui l’avait déjà perdue. Ses pas le menèrent vers le centre social de la ville, la dame de l’accueil, une grosse blonde fardée de disques roses fuchsia et de la dernière eau de Cologne à la mode lui indiqua qu’elle travaillait ici et qu’il pouvait prendre rendez-vous s’il souhaitait trouver un appartement.

 

« C’est Mlle Mansart » lui a-t-elle dit.

« Mlle Mansart, oui. Vous voulez prendre rendez vous ? »

 

Rendez vous était pris pour le jeudi de la semaine suivante.

 

 

—–

 

« Bonjour Mr MacDouglas » dit elle en entrant et tendant une main franche et droite.

« Vous avez souhaité me voir ? »

« Oui, je suis un peu malade ces derniers temps et je n’ai pas pu venir vous voir au centre. J’en suis confus, je vous prie de m’en excuser. »

« Oh ce n’est rien ! Ça m’a sorti de mon bureau, il fait si beau ! » Et elle regarde.

 

—–

 

La jeune femme ne nous a pas encore vus… C’est à celle-là qu’il veut nous confier ? Une vulgaire jeune frenchie sans aucune culture ? Habillée avec ce pantalon trop près du corps, on devinerait presque son derrière ! Shocking ! Philipp a toujours eu mauvais goûts en matière de femmes… Il ne sait pas les choisir depuis qu’il a découverte Ludivine nue dans la grange de la propriété des Racine…

 

—–

 

« Votre thé est excellent, Monsieur MacDouglas. »

« Appelez moi Philipp, mademoiselle Mansart. »

« Ce n’est pas convenable Monsieur MacDouglas », dit-elle en se raidissant un peu.

« Euh… Qu’est ce que c’est ? » demande-t-elle en désignant la tour d’enveloppe du bout de ses doigts.

« C’est mon roman… Mon œuvre… Mon trésor. La version unique… »

« Vous écrivez ? »

« Oui, modestement, je pense que c’est un beau roman. »

« Mais dites moi Mr MacDouglas… Pourquoi toutes ces enveloppes et ces accusés de réception ? »

« Euh… Je ne suis pas paranoïaque mais depuis l’invention de l’informatique et des réseaux, il n’est pas possible de faire enregistrer le copyright aussi facilement qu’avant… Alors, avec mes modestes moyens, c’était la solution. »

« Vous voulez dire que chaque enveloppe contient une version originale ? »

« Non, ce sont les chapitres… Je suis d’ailleurs en train d’écrire le dernier mais je ne peux le terminer sans vous. »

 

Adèle Mansart, rouge pivoine, se demande quelle étrange demande il va lui faire.

« J’ai mis un soutif bleu, je l’ai accordé avec mon string… » pense-t-elle dans la précipitation. « J’ai mis un col roulé, mon push-up ne se voit pas trop… »

 

« Je souhaite vous léguer mon Œuvre et que vous soyez mon héritière pour faire publier ce roman après mon décès. »

« Je ne peux pas accepter cela, Monsieur MacDouglas, je suis assistante sociale, pas éditrice. »

« Je ne vous demande qu’une seule chose. C’est d’emporter vous-même ces enveloppes à mon éditeur et lui faire garantir que ce livre sera publié de manière posthume. »

« Mais je ne peux accepter cette responsabilité dans le cadre de mes missions, Monsieur. »

« Ce n’est pas à mon assistante sociale que je parle, Adèle. Mais à vous. »

 

Adèle Mansart n’en mène pas large. « Merde merde merde, qu’est ce qu’il me veut c’lui-ci il est complètement barré, il veut que je lui publie son tas d’enveloppes ? » Se dit-elle.

« Faut que je trouve vite une solution. Je dois en parler à la psycho du service dès que je rentre. »

 

—–

 

Tiens… Quelque chose la tracasse… Vite les enfants… Il faut tout croquer… Dépêchez vous ! Oui mais maman tu sais bien, la Poste, depuis qu’il ont changé les formulaires d’accusé de réception… Elles sont coriaces ! J’en ai rien a battre ! Je ne veux pas être mise à nue par mon fou de fils incapable de rivaliser avec d’autres hommes, ce bon à rien qui ne pensait qu’à retrouver la petite française de son enfance ! Allez, déchirez moi tout ça ! Mangez moi tout ca, crachez le par terre ! Qu’on en finisse une fois pour toute ! Que nous puissions enfin disparaître de ce monde et rejoindre nos aïeux.

Mais maman, on te dit qu’il est dur ce papier.

 

D’accord. Arrêtez. Stop it boys.

Je vais chercher une allumette. J’ai changé d’avis.

Je vais me faire incinérer.

 

—–

 

« Et alors ? Qu’est-ce que t’as fait ? »

« Ben, qu’est-ce que tu veux que j’en fasse de son histoire ? »

« Alors, t’en as parlé à la psycho ? »

« Oui, elle m’a dit qu’il était en plein délire. Qu’il fallait pas m’en mêler que c’était son histoire. »

« Ouais, ça c’est facile de dire ça comme ça. Mais quand même, il souffre là, le monsieur. »

« Ouais, c’est grave, à l’autre bout du monde, comme ça. Tout seul. »

 

Adèle reprend.

« Non, je pense pas que ça soit grave. Ce qui me dérange c’est pourquoi moi. »

« Ah ça ! » dis-je.

 

 

—–

 

 

L’ouverture était faite.

La nuit était belle et étoilée.

La lumière du phare atteignait la chambre deux fois toutes les trois minutes.

Elle se glissa dehors. Il fallait faire vite. Au moindre courant d’air, elle savait qu’elle allait disparaître, dispersée comme les poussières des étoiles après le big bang.

 

Philipp ronflait comme toujours. Adèle était passée, il lui avait confiée son roman, il savait qu’elle ferait le nécessaire. Elle ne pouvait pas la trahir, elle. Elle qui avait toujours été là.

 

Elle se mit debout, le regarda une dernière fois, puis, lentement, elle nagea vers la cuisine.

La pièce, pendant la traversée, lui sembla énorme, tellement ses mouvements, fluides mais inconsistants, ne pouvaient l’avancer vers son but.

Se glisser dans la boîte d’allumettes posée auprès de la gazinière, la faire gonfler, la projeter vers le tas d’enveloppes, se motivait-elle.

 

Elle nageait. Elle se propulsait vers l’avant. la brasse coulée lui semblait être la forme la mieux adaptée. Fatiguée, elle pagayait, elle ramait.

« J’ai ramé toute ma vie. Avec ces enfants que j’ai du enlever à ce mari maltraitant. J’ai du m’enfuir à l’autre bout du monde. Parce qu’avec ses insignes de héros de la RAF, il était intouchable. personne n’aurait cru qu’il était alcoolique, violent, impulsif.

Et là, mon fils veut me ramener à lui. Hors de question. Je dois arrêter une fois pour toute cette malédiction des aviateurs de Spitfires… ces crânes brûlées. »

 

Elle souffrait. Elle soufflait. Elle vociférait contre la fausse mort qui lui avait pris sa chair mais pas son âme. Elle pestait mais elle avançait. Lentement.

Elle savait que Philipp, qui avait peur de toutes les intrusions, avait fermé les fenêtres.

La soufflerie de l’immeuble n’était pas commode mais elle devait utiliser le mouvement ascendant pour atteindre la boîte d’allumettes… Pour se soulever du sol et l’atteindre…

Se glisser dedans.

 

Elle avançait, ça y est, elle avait franchi le seuil de la cuisine. Elle était dedans. La gazinière Scholtès était là. Devant elle. Une toute petite gazinière, propre comme toujours, elle lui avait appris à entretenir son matériel. A avoir une cuisine impeccable. Son fils était un modèle du genre. Comme elle. Un excellent cuisinier. Elle l’avait vu faire les cookies… ses cookies… comme elle.

 

Quand elle atteignit la gazinière, elle prit le courant ascendant comme prévu. Elle avait tellement vu son ex-mari lui expliquer comment prendre les courants ascendants pour économiser l’essence de ses avions pour pouvoir revenir d’une expédition contre les boches. Comment une fois, ayant atteint la réserve d’essence, il avait coupé son moteur au niveau de Hastings pour revenir en « feuilles mortes » à l’aérodrome. Elle s’éleva lentement, tourna sur elle même, plongea délicatement dans la pente et d’un mouvement de flamenco, se glissa dans la boîte. La moitié de la mission était faite.

 

Dans l’étroite boîte d’allumettes, elle trouva des allumettes usées qu’elle fit tomber par la fente. Elle tendit plusieurs d’entres elles contre les parois en carton pour renforcer la structure. Elle avait peur que la violente catapulte qu’elle allait produire de l’intérieur ne détruise les bouts de bois, seuls recours pour sa survie.

 

Voilà… c’était prêt.

 

Elle se comprima au maximum, se transformant en une toute petite boule de canon. Elle s’arquebouta contre la paroi de la boîte, puis se propulsa de toutes ses forces vers l’avant de la boîte.

 

La pièce sombre vit apparaître une boule de chaleur intense traverser de la cuisine à la tour parfaite d’enveloppes en kraft. Un mirage ou une météorite ? une étoile filante ? une illusion ?

 

Toujours est-il que Philipp, réveillé en sursaut par cette énergie intense, vit cette boule de feux traverser la pièce depuis la cuisine, heurter sa tour de roman.

 

Et il entendit au loin une voix familière lui murmurer : « Adieu, mon chéri. Je t’ai toujours aimé. Ce n’est plus la peine d’écrire. Ton livre est fini. »

 

Et les papiers prirent feu.