Man ! Da ! Là ! – 曼 荼 羅

 

 

Elle parle, l’air s’agite, les ondes bougent. La pièce est fermée, aucun zeste de vent. Rien ne devrait les faire bouger. Et pourtant.

 

Pourtant, je sens leurs présences.

 

—–

 

Comme tous les matins, elle s’est présentée au comptoir, commandant des yeux et d’un sourire le noisette matinal. Le rituel.

Ce zinc est idéalement placé, lui avait dit un amant du soir rencontré en ligne. A mi chemin entre ton métro et ton boulot. Oui, lui ne pensait qu’au dodo et tout ce dont sa faible imagination lui permettait de rêver en do.

Le cafetier, un homme d’une cinquantaine d’années, fatigué par la fumée des cigarettes d’antan et par les vapeurs actuelles, somnolait devant sa machine. Elle les fait toute seule expliquait-il aux clients. Elle les fait toute seule !

En portant sa tasse à ses lèvres, elle regardait autour d’elle les clients. Les habitués, le retraité Michel, ancien fonctionnaire de mairie, la veuve Marcelle, femme de l’avant dernier boulanger de la rue, Nicole, la factrice de la rue qui connaissait tous les habitants de la rue, Jean, l’apprenti boucher et le journaliste du coin, un pigiste en manque de pige, Raphaël, qui mettait un point d’honneur à se faire appeler Rafa.

Ça me rappelle mes origines méditerranéennes, disait-il, fièrement, arborant un sourire séducteur qui la laissait de marbre et la faisait rire intérieurement. Ce sourire lui rappelait un autre amant d’un soir, rencontre en soirée chez une amie, qui lui avait promis une nuit torride et qui s’était révélé être un piètre éjaculateur précoce.

L’expérience était si terrible pour ce méditerranéen là qu’il s’était volatilisé dans la nuit sans même la saluer.

 

La porte tinta et un homme entra.

La trentaine passée, une tenue hors du commun, a mi chemin entre le clown et le steward.

Un superbe chapeau melon, des bottines en cuir lassées, un pantalon rose avec des rayures bleues turquoises, une petite chemisette blanche à pois bleus et une veste sombre chic, tailleur renommé garanti sur mesure.

Une tenue corporelle hors du commun se dit-elle, elle qui avait fait des années de danse classique, celui-ci doit être un excellent danseur.

 

– Un capheeeet s’il vous pleeeet dit-il dans un accent indescriptible.

 

Europe centrale ? Plus loin… Elle avait eu un amant bulgare une nuit qui lui murmurait des contes de ces grandes forêts sylvestres tout en lui faisant brutalement l’amour.

Non, moins guttural… Se dit-elle.

 

Toujours est-il que l’homme la fascina, ce qui ne manqua pas d’être remarqué par le nouveau venu.

Grand brun, les yeux noirs ténébreux, il se dégageait de lui une étrangeté sourde et profonde qui contrastait avec sa tenue de saltimbanque du dimanche.

 

– Meeeerci, mooooossssieur, dit le grand brun au serveur. Il feeeet si booooo oooojoouurrrrrdhui.

– Oui, c’était pas trop tôt, répondit l’autre un tantinet agacé.

– Oooooh, ke cszzeu pays est oootonnal, n’est-il pas ?

– Ça vous l’avez dit, ça c’est sûr, on s’croirait en février ! Tout ça fin mai !

 

Son accent la fascinait. Linguiste de formation, elle travaillait dans une maison d’édition qui publiait des auteurs étrangers à faible tirage, dont elle corrigeait les traductions plus ou moins réussies.

Mais cet accent l’amenait plus loin encore dans ses souvenirs, mais où était-ce ? Cet accent… Plus elle le regardait parler, plus elle se remémorait des paysages lointains, entr’aperçus à travers les hublots d’un avion, les fenêtres d’un train, les vitres d’un car… Elle détestait voyager en voiture, qu’elle considérait comme trop bruyant pas assez écologique, trop individualiste… Et quand elle ne pouvait pas faire autrement elle se loggait sur covoiturage.com… Dont elle était fière de raconter les rencontres pimentées qu’elle y faisait quand ses copines surfaient sur Meetic.

 

Elle est sortie du café en saluant tous les hommes dont les regards portaient sur sa silhouette. Elle aimait l’effet de sa marche déhanchée sur les hommes, mais particulièrement à l’ instant précis où les yeux du grand brun sembla la pénétrer. Elle eut froid dans le dos, malgré la douceur de ce début d’été.

Son bureau n’étant qu’à quelques minutes à pied, elle pouvait prendre son temps de regarder les mêmes vitrines qu’elle avait déjà aperçu la veille, laissant sa pensée flotter au gré du moment…

 

Cette voix, cet accent, où les avait-elle déjà entendus ? Et cette tenue, drôle, décalée, immanquable ?

 

—–

 

Ce soir, j’ai un rendez vous.

Un architecte rencontré chez Martha. Un fou furieux m’a-t-elle dit. Excellent architecte, machiste fini et mauvais amant. Mais pour ton problème d’aménagement de ton appart, il sera excellent, il a toujours des idées loufoques mais géniales…

Il doit venir vers 19:30, prendre un apéritif et me dire ce que je dois faire.

 

—–

 

Son arrivée avait été remarquée, d’autant plus qu’elle était précédée par une annonce digne d’une victoire sur l’ennemi. Il avait dit qu’il y serait, il lui avait promis. Il se devait d’y arriver, quelqu’en soit le prix. Et il y était arrivé.

 

Il avait du faire alliance avec Jean-Charles qui était intime de Richard, lui-même à un poste incontournable dans la Citadelle. Il avait toute l’influence.

Il s’était retrouvé avec ces deux hommes au bar du Bristol à Paris, assez loin assez proche pour que l’un comme l’autre puisse rejoindre respectivement leur poste en cinq minutes.

 

– Alors ?

– C’est possible. Mais il y a quelques conditions lui avait dit Richard.

– Je m’en doute.

– Je ne sais pas ce dont vous pouvez douter, mais il va de soi que la chose est sérieuse et demande du tact. Vous en connaitrez le contenu en temps voulu. Je pense aussi que c’est à la limite extrême de vos compétences et vous serez aidé, dit son interlocuteur impassible.

 

Il savait par son ami que cet interlocuteur était un bretteur pugnace et infaillible, capable de manipuler et de mettre toutes ses énergies pour mener à bien ses « projets ». Un homme de l’ombre réputé qui avait survécu et traversé tous les changements au sein de la Citadelle, incontournable pour les uns, insaisissable pour les autres, indestructible et imputrescible.

Par le passé, il avait rencontré ce genre d’homme mais celui-ci le dévisageait sans émettre aucune émotion, analysant ses moindres gestes et ne le lâchant pas de ce regard glacial.

 

L’entrevue avait duré dix minutes. Richard s’était levé et était parti sans dire un mot.

 

Sa dernière phrase annonçait qu’il serait « accompagné » au mieux par un coach, au pire par un « adjoint ». Pire qu’en Union Soviétique s’était-il dit. Au moindre écart, je serais éjecté. Mais bon, ça ne sera qu’un seul homme…

A cet instant précis, l’idée que cet « accompagnement » soit fait par une femme ne lui avait pas effleuré l’esprit.

 

—–

 

La journée s’était déroulée tranquillement, les bureaux s’étaient vidés silencieusement, c’était vendredi soir. Elle aimait ce silence grandissant qui l’éloignait du brouaha de la ville si proche. La fenêtre de son bureau donnait sur un petit jardin de quartier où les enfants pouvaient jouer tranquillement sous la surveillance de leur parent ou de leur nounou. Le froid avait laisse sa place aux rayons de soleil de plus en plus forts, les feuilles des arbre avaient verdi et leurs ombres ondulaient au gré du vent.

 

Une porte claqua, puis elle n’entendit plus rien. La porte d’entrée, une porte en chêne massif, était retenue par un groom, empêchant celle-ci de claquer.

 

Étonnant ce courant d’air se dit-elle. Il y a tellement de choses étonnantes dans cette maison.

 

Depuis qu’elle était arrivée dans cette maison, elle ne l’avait jamais entièrement explorée. Son bureau était au deuxième étage, au milieu du couloir. A chaque étage, trois bureaux, deux donnant sur la rue et un sur la cour, sur ce jardin. Le bureau côté jardin était plus grand, plus lumineux, plus calme, il permettait, en plus de son bureau de poser une table ronde et quelques chaises.

A chaque étage, au fond du couloir, des toilettes, un coin cuisine et la salle d’eau avait été transforme en remise avec la présence d’une imprimante multifonctions.

Cet immeuble avait été racheté par le patron de la maison d’édition à sa famille maternelle, l’arrière grand mère ayant acheté au cours de sa vie tous les appartements les uns après les autres, n’osant les regrouper en un ensemble cohérent.

Elle aimait cette « maison » car cela ne ressemblait pas à tous ces bureaux commerciaux impersonnels des quartiers d’affaires, succession de bureau open-space ou en verre, immeuble clapets à lapins.

Au rez de chaussée au dessus de la porte était gravé la date de construction de la maison.

1871.

Elle s’était toujours demandée comment pendant la Commune, cet immeuble avait pu être construit.

Les étages étaient portées par des poutres en bois apparentes dont la présence n’était en rien une décoration. Elles soutiennent vraiment le plafond et les étages, s’était-elle dit, amusée par une lapalissade aussi inintéressante.

Elle aimait ces poutres qui rappelaient la maison de campagne de ses grands parents, cette belle pièce centrale dans laquelle elle avait joué pendant des années, jusqu’à ce que celle-ci soit vendue à un cousin éloigné dont elle avait aujourd’hui perdu trace.

 

La nuit tombait, elle s’apprêtait à ranger ses affaires lorsqu’elle entendit une porte claquer puis toutes les lumières s’éteignirent brutalement.

 

—–

 

– Vous avez lu ça ?

– Oui, c’est la jeune femme qui venait régulièrement chez nous, dit le cafetier.

– Oui. Disparue. Le dernier endroit dont ils savent qu’elle était, c’est son bureau. Vous savez la, la maison d’édition, l’immeuble de la famille Aliénor-Dutertre.

– C’est vrai, ça fait quelques temps qu’on ne la voyait plus. Je me demandais ce qu’elle devenait, je pensais qu’elle était en vacances…

– Les autres années, elle nous a annoncé ses départs en vacances, voyez, elle nous a même envoye des cartes postales. Barcelone, Funchal, Porto, Budapest…

– C’est vrai. Elle aimait bien aller dans les pays étrangers. Elle parlait plusieurs langues c’est ça ?

– Sept !

– Et vous savez ce que disent les journaux ? Sa famille a trouvé des choses bizarres chez elle… Des amulettes, des poupées, des masques, des livres…

– Ah bon ? Je n’aurais jamais pensé qu’elle s’intéressait à ce genre de choses !

– C’est comme avec les terroristes. On nous dit toujours que c’était un gars gentil, bien intégré, poli, qui ne se faisait pas remarquer.

– Mais quand même, elle n’avait pas l’air folle ni farfelue…

– Ah je dirais pas ça, monsieur. Parfois elle avait des tenues loufoques, genre bohémienne… Peut être qu’elle appartenait à une secte ?

 

—–

 

Gregor Tchernienko demeurait silencieux.

Cette histoire était folle à lier, mais Richard avait raison. Quelque chose clochait. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle disparaisse ainsi, en laissant derrière elle toutes ces quincailleries ésotériques dont il savait pertinemment qu’elles ne lui appartenait pas. Aucun objet ne portait ni empreinte digitale ni trace ADN.

Ils étaient apparu là, spontanément.

 

Gregor Tchernienko, âge de 53 ans, était revenu hier d’une mission humanitaire de lutte contre la déforestation amazonienne en Guyane.

Cette mission était une couverture pour plusieurs autres missions dont la disparition de masques Hmong que les anciens dignitaires laos avaient offert à la France…

 

– Faites attention, monsieur, lui avait confié le conservateur du musée Guimet en lui montrant les autres masques gardés au dépôt.

Les légendes disent que ces masques ont été conçues par les dieux eux-mêmes pour se mêler parmi les humains et les guider.

Quiconque les porte sans leur autorisation peut être foudroyé.

– Vous croyez en ces sottises, monsieur le conservateur ?

– Je regarde les faits historiques, monsieur. En bon scientifique, je peux vous affirmer qu’il a existé au cours de l’histoire des phénomènes non encore élucidés et liés à ces masques.

 

Tchernienko était resté songeur. Le dossier du conservateur disait que celui-ci était un homme sérieux, intègre, totalement dévoué au service public qui n’a jamais été tenté par quelconques manipulations ou enrichissement personnel.

Et Dieu sait, se disait-il, il pouvait être sollicité par des collectionneurs de tout bord avides de garder dans son salon les trésors archéologiques et qui dépenseraient sans compter pour obtenir des masques « magiques ».

Tchernienko en bon limier se rendait bien compte que le conservateur ne plaisantait pas avec ces légendes séculaires.

 

Il se rappelait ce que lui avait appris sa grand mère Natalia, sibérienne d’origine mongole qui avait quitté dans les années 30 la banlieue d’Irkoutsk.

– Rappelles toi toute ta vie, Gregor, qu’il ne faut pas tourner le dos aux esprits. Ils peuvent porter des noms divers, comme des saints, des dieux, des bodhisattva… Ce sont les mêmes forces, comme tous les hommes qui sont pareils malgré leurs différences de couleur de peau… Nous pouvons les entendre si nous savons les écouter. Ne les affronte jamais. Écoute les.

 

Tchernienko a toujours été un esprit brillant, avec une nonchalance toute asiatique qui détonnait par rapport à son paraitre. Grand blond, les yeux marrons clairs, rien chez lui ne laissait imaginer que coulait dans ses veines du sang mongol dont sa grand mère était fière.

– Tes aïeux ont conquis le monde, lui disait-elle. Nous sommes allés jusqu’en Finlande ! Nous avions le plus grand empire terrestre ! De la Corée jusqu’à l’Europe en passant par les Indes ! Soit fier de tes aïeux, Gregor ! lui avait-elle répété sur son lit dans une maison de retraite médicalisée à laquelle elle avait été confiée.

A chaque visite et ce jusqu’à sa mort, Natalia lui avait offert des grigri cousus mains en étoffe bleu azur.

Bien après sa disparition, en allant parcourir la steppe mongole, il avait découvert ces mêmes étoffes accrochées par les nomades sur les monticules de pierre Övu. Natalia avait réussi à se procurer d’on ne sait où ces tissus bleus qui flottaient au vent, illuminant le vert pâle de la steppe infinie.

 

——

 

– Excusez moi.

L’homme, d’un certain âge, ne s’excuse pas. Il crie cette injonction pour imposer son passage parmi la foule entassée dans le métro. Non, il ne s’excuse pas, il se fraie un chemin vers un siège, ferme avec colère la fenêtre et s’enfouit dans sa grille de sudoku qu’il réalise avec une célérité déconcertante. En trois stations la grille est terminée… Comme si…

 

La célérité avec laquelle il exécute cette grille n’est pas en dissonance avec la vitesse avec laquelle il avait atteint le siège, comme si celui-ci était son dernier refuge, l’endroit auquel on se précipite pour fuir l’ennemi…

 

Le métro est un champ de bataille où bousculades, heurts, tensions, invectives et combats font rage…

 

Mais cet homme, en exécutant sa grille de sudoku, était émerveillé par le message caché entre les chiffres…

 

Depuis la parution de ces fameuses grilles, il devait exécuter toutes ces grilles portant des nombres premiers. Il le savait. Et un jour, un message arriverait… On lui avait dit…

 

——

 

– Chacals ! avait-il vociféré. Ce métro est rempli de chacals ! Tous une gueule de chacals ! Regardez vous tous, bandes de fous furieux, vous ne voyez donc pas à quel point vous êtes encerclés ? Ouvrez donc vos yeux ! Bandes de chacals ! Vous ne réagissez même pas, vous êtes morts ! Morts ! Vous mourrez tous, vampires assoiffés de sang, vous ne pensez qu’à votre confort personnel, vous en avez rien à foutre de la souffrance des autres ! Chacals ! Allez en enfer, cuire pour l’éternité, regardez vous à quel point vous êtes possédés ! Sortez vos amulettes ! Vos chapelets ! Réclamez à vos dieux de pacotilles de vous protéger  ! Chacals !

 

L’homme hurle… Puis en crachant sur le sol du métro, il descend, larges sourires aux lèvres, les yeux rougis par l’émotion…

 

Les autres voyageurs baissent leurs yeux sur leur téléphone, casques auditifs vissés en protection rapprochée, plongés dans leurs mondes interconnectes, bulles placentaires à la Matrix : Facebook, Tweeter, SMS et tutti quanti.

D’autres sortent leur chapelet pour une incantation protectrice…

 

Quelques minutes plus tard, la vidéo de l’homme est postée sur YouTube et retweetée 600 fois.

 

—–

 

– Maman, viens voir, dit Marion, 12 ans à sa mère Thelma, 32 ans.

– Qu’est ce qui y a ma puce ?

– Tu sais, la vidéo du mec du métro que j’avais posté hier sur YouTube… On le voyait bien le mec sur la vidéo ? Ben là, la vidéo y est toujours mais le mec a disparu de la vidéo ! On entend bien sa voix mais on le voit plus !!

– Quoi ? Fais voir ?

 

Elles regardèrent l’écran. Oui. L’homme était devenu invisible… La vidéo était la même… Mais l’homme avait disparu.

 

– Mais c’est quoi ce truc ?

– Ben… chaipa mais y a quelqu’un qui s’est amusé à effacer le mec.

– C’est possible ça ?

– Ben, techniquement, oui. Mais qui va se faire chier à faire ça ? Si le mec ne voulait pas de vidéo de lui, il n’avait qu’à demander de le retirer sur YouTube…

– Et l’original, tu l’as toujours Marion ?

– Oui sur mon Galaxy.

– Vas le chercher qu’on regarde.

 

Marion se leva et se dirigea vers sa chambre. La fenêtre était ouverte, les rideaux ondulaient. Elle regarda sa commode au pied du lit et elle constata que son téléphone avait disparu.

Et elle s’évanouit.

 

– Marion ?

– Maman ?

– Ne vous inquiétez pas madame. Votre fille va très bien, lui dit le médecin du Samu. Elle s’est simplement évanouie.

– Il est où mon Galaxy, maman ?

– Bah là, dit Thelma en désignant le smartphone noir posé près du lit.

– Tu veux bien me le montrer ?

– Oui ma puce mais faut que tu te reposes.

 

Sous le regard inquiet de sa mère et devant le médecin incrédule, Marion dit.

– Maman ? C’est pas mon téléphone. Quelqu’un l’a échangé.

– Mais si c’est le tien… Regarde… Les autocollants…

– Non maman. Je connais le mien. Regarde. Je n’ai jamais eu un écran d’accueil comme ça.

 

Et elle montra l’écran aux adultes.

 

L’écran présentait une image kaléidoscopique d’un mandala.

 

– On dirait un mandala, fit Marion.

– Oui. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, dit le médecin. Vous savez, j’ai été dans ma jeunesse chez MSF et je suis allé au Cambodge. J’ai vu ce genre de choses là bas. Mais c’est étonnant, on a l’impression que le dessin bouge.

– Docteur, tous les fonds d’écran moderne bougent maintenant. Surtout sous Android répondit la jeune fille un brin moqueuse.

– Oui, ça je sais Manon, mais regarde bien, il ne bouge pas de manière aléatoire mais bien à la manière des fractals… C’est le dessin qui est conçu ainsi. Je crois même que ton dessin est animé.

– Mais qui a mis un truc pareil dans ce téléphone ? demande Thelma.

– En tout cas, c’est pas mon téléphone, affirma Marion. Je n’ai plus aucune donnée à moi dedans. A part cette image…

 

—–

 

– Vous avez bien entendu les gars ?

– Oui.

– Encore une attaque ?

– Nous ne savons pas encore d’où il vient.

– Avez vous lancé le traceur ?

– Oui, mais ça passe par du VPN via Tor. Au bout de trois nœuds, on perd la piste.

 

Silence.

 

– Relancez le Traceur du Professeur.

– Oui. Je le contacte immédiatement, monsieur.

 

—–

 

Marion se connecta avec le Raspberry Pi qu’elle avait bricolé avec son frère quelque semaines avant. De la taille d’une grosse carte bancaire, leur Rasp’ n’était pas un terminal comme un autre.

As du bricolage informatique et de la soudure, Gaspard avait cette capacité à introduire et à mélanger des composants sans avoir à les regarder. L’ancien iPhone avait été dessoudé, la puce 3G implémentée sur le Rasp’, le rendant nomade.

De plus, l’ayant connecté au grand écran tactile d’un Galaxy Note, elle pouvait surfer sur internet sans aucune contrainte.

La petite merveille était capable de se connecter via de nombreux relais sur le réseau Tor à un serveur américain ultra sécurisé via un réseau VPN impossible à détecter.

Le tunnel SSH écrit par Gaspard était animé par un algorithme autogénérant toutes les 5 millisecondes des clefs de chiffrage.

La puissance de l’algorithme était basée sur la génération aléatoire du code dont il était possible d’en connaître le commencement mais non la fin.

Une hydre disait-il en souriant, c’est un ver monstrueux ce truc. Mais au moins, je peux faire ce que je veux sans être observé. Le Rasp’ était indétectable et totalement silencieux une fois le VPN installé.

 

– salut.

– salut sœuret’. 1pb ?

– yes. Mon Gs3 a disparu.

– ?

– yes.

– Qd ?

– ce mat1. Le truc sur YT. T’as vu ?

– …

– le mec, effacé. Mon Gs3 disparu chez nous, Gaz.

– Hein ? T’as checké ?

– yes.

– et ?

– une ombre. Blackout. Moi aussi. Dans les vap’. Ils savaient.

– Koi ? Et les 1fra ?

– rien. No news.

– put1 !

– ça pue Gaz.

– d’acc. Je regarde.

 

Gaspard ouvrit son MacBookAir et se connecta sur la Wifi du Macdo. Sur son écran apparut les autres ordinateurs connectés. D’autres utilisaient les clés 3G de leur boite.

Deux d’entre eux se connectaient sans aucune protection, sans parefeu, à poil. Il lança son logiciel d’harponnage maison, pénétra dans l’ordinateur du voisin numérique et se connecta au réseau Tor via l’IP de l’ordinateur hôte.

 

Ce qu’il vit lorsqu’il accéda à ses nombreuses boites mail l’effraya.

Tous ses messages avaient disparu et avaient été remplacés par un dessin, apparemment le même mandala que Marion venait de lui décrire !

 

—–

 

Marion regardait son Galaxy avec stupeur. Son frère lui ayant dit qu’elle ne devait pas y toucher, elle attendit qu’il rentre.

Le téléphone continuait a afficher le mandala.

Le fond du dessin était rouge brique avec des tâches vermillon. Aux quatre coins de l’image, des croix gammées sinistrogyres. Avec le Rasp’ elle avait compris qu’il s’agissait du symbole tantrique du soleil ou de l’éternité en Asie.

Au nord, une étoile flamboyante avec de nombreux rayons, au sud la terre. A l’est l’eau et a l’ouest le feu.

Au milieu, autour d’une divinité entourée d’un cercle multicolore, sept cercles forment une fleur. Dans chacune de ces sept cercles, des divinités plus ou moins grandes, certaine portant une lance, d’autres une épée…

 

Marion ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais toujours est-il que cette image l’attirait, la fascinait et ne lui permettait pas de la quitter des yeux.

 

Elle m’hypnotise… Mais que veut-elle me dire, se demandait-elle silencieuse. Le ciel était bleu, le soleil brillait, sans l’ombre d’un nuage… Par la fenêtre, elle voyait les arbres de l’avenue, elle entendait les oiseaux chanter. Et pourtant, quelque chose avait changé. Quelqu’un ou quelque chose était entré dans sa chambre pour subtiliser le contenu de son téléphone… Et cette image l’attirait… Comme un appel, comme un puits sans fond…

 

—–

 

La dame du café épluche les patates comme si sa vie en dépendait, se dit-il en sirotant le café du matin.

Le chien du client d’à côté grogne, elle s’étonne en se demandant pourquoi son Maître ne lui donne pas de biscuits. Des speculoos pour chien. Pauvre chien.

Le surveillant du lycée du coin boit un demi, une leffe. Il est a peine neuf heures. Un poivraud en perspective, soupire-t-il.

J’ai envie de croire qu’ils ne sont pas tous devenus fous, se dit-il aussi. La télé diffuse l’information en continue en silence et la radio donne l’info du jour. Parfois le son correspond a l’image comme un film mal doublé.

 

—–

 

Non, c’est insupportable. La vue de cet enfant porté par cet homme.

Je ne le connais pas. Je ne connais pas ce bébé. Mais ce couple me donne envie de les tuer. Mieux vaut descendre de cette rame, prendre une autre.

 

Elle descend, elle s’assoit sur la chaise sur le quai, elle s’effondre en sanglot.

 

—–

 

– sœurette, y a un vrai binz.

– ah ouais ? sans blague ?

 

Marion lui montrait son téléphone.

 

– toutes mes adresses ont été piratées.

– quoi ?

– ouais. Toutes. Mes hotmail, gmail, yahoo, free, orange… Toutes. Même celle que j’avais implémentée sur WoW.

– mais t’as fait quoi ?

– J’ai lancé un buzz sur ça sur un C-irc mais je n’ai pas de retour.

– un Irc ? Le vieux truc ?

– ouais au moins c’est du blindé.

– t’as pas lu le blog où ils disaient qu’ils étaient arrives à crypter dans un fichier JPG des messages codés visibles seulement sur un décodeur physique ?

– ouais j’ai lu. Des islamistes ont inventé ça, ils les ont foutus dans des images pornos.

– ils veulent quoi Gaz ?

– Ben c’est ça le truc. C’est que je ne veux pas accéder à Tor d’ici. Sinon je vais me faire flinguer. Faut que je trouve un accès et une sortie sécure.

– tu veux pas demander à un pote ?

– qui ?

– notre cousin ?

– Ok… On va aller le voir.

 

—–

 

Mathieu vivait a Belleville, dans un appartement qui donnait sur le parc. Geek de la première heure, il avait commence a programmer sur un commodore64 et il avait réussi a créer un petit réseau internet indépendant du Grand Réseau en interconnectant plusieurs dizaines d’ordinateurs à travers la France, l’Europe et tenté, en vain, l’autre côté du mur.

Puis il avait abandonné le projet lorsqu’il comprit qu’il était scruté par les RG.

Depuis il s’était spécialisé dans la mise en place des accès et des sorties Tor pour la liberté individuelle.

 

Quand Gaspard et Marion ont sonné à sa porte, il se dit qu’il devait y avoir un problème grave. D’habitude, ils n’avaient pas besoin de se déplacer pour lui parler…

 

– tu veux un accès, Gaz ?

– ouais blindé de chez blindé… Y a quelqu’un qui a piraté tous nos comptes et même le Galax’ de Marion. Mais t’as une idée de ce que c’est ce binz ?

– le Mandala ?

– …

– C’est du piratage de haut vol… Mais tu sais, depuis Snowden, tout est possible…

– Yes… Mais jusque-là, personne ne s’était attaqué aussi massivement à ma personne…

– faut croire que tu possèdes quelque chose que ces gens veulent obtenir…

Marion intervint :

– c’est arrivé juste après que j’ai filmé le mec et que je l’ai posté sur tube. J’ai vu ça avec maman ce matin, le mec a disparu de la vidéo.

– En Corée du Nord, ils font ça très bien. L’oncle de l’actuel dirigeant Kim a été totalement rayé de leur mémoire collective officielle, média, photo, internet y compris…

– Nan mais ça je sais que c’est faisable… Mais pourquoi ? Et pourquoi faut-il que cela m’arrive là ?

– Faut peut-être regarder du côté des légendes urbaines maintenant, non ? rit Mathieu. Mais ce que je peux te dire, c’est que je connais ce Mandala. C’est un Mandala japonais. Il vient de l’ïle de Shikoku au sud… Et si je ne m’abuse pas, je crois même que le bonhomme qui est au centre là, c’est Kûkai, le saint Kobo Daishi, le fondateur de la branche Shingon du bouddhisme japonais. Ils étaient les rares bouddhistes tantriques là bas.

 

—–

 

– Les résultats du traceur ? demanda le Professeur.

– Professeur, la Chose a lancé des contremesures très efficaces sur notre Traceur. Je crois comprendre qu’il connaît son fonctionnement. Nous arrivons aléatoirement chez Disney-Pixar, DreamWorks et Ghibli.

– Intéressant… Que des dessins animés ? Que veut-il nous dire par là ?

– Nous ne savons pas, mais le Traceur est inopérant. Passez moi l’expression mais il tourne en rond.

 

Le Professeur regarda son téléphone et soupira. L’écran de son iPhone était animé d’un Mandala.

 

– « Le Temple du bout du monde »… fit-il. Arrêtez le Traceur. C’est inutile.

 

—–

 

Lorsque Gaspard et Marion entrèrent dans la chambre, le Galaxy s’éteignit. Le Rasp’ continuait de fonctionner, Mathieu leur avait bricolé une série de tunnels pour arriver au réseau Tor et une autre série de tunnels pour en sortir. Ils étaient protégés. Pour combien de temps ? La Chose avait une force de pénétration inouïe.

 

– De nos jours, on n’est en sécurité en voiture que dans la vieille 2CV de notre grand-mère, va falloir la soigner. Avec tous les trucs embarqués qu’ils inventent, on peut les pirater comme on veut ! L’autre jour, y avait une voiture flambant neuve en bas de chez moi, sa bluetooth étant ouverte, zou, je suis allé voir ce qu’il avait dans le bouzin. Bah tu sais quoi ? J’aurais pu le faire démarrer de ma chambre sans problème.

 

Marion méditait. Elle revisualisait le Mandala japonais que leur cousin avait attribué à l’école Shingon. Depuis toute petite, elle pouvait revisualiser en un clin d’oeil une image qu’elle avait observé avec attention.

 

Le Galaxy se réveilla en vibrant.

Puis de l’écran, en image holographique, un personnage apparut.

 

– Bonjour Marion. bonjour Gaspard, fit ce personnage.

– Bonjour Monsieur.

– Je suis désolé d’avoir du faire disparaître ton Galaxy, Marion. J’ai été pris de court.

– Mais qui êtes vous, Monsieur ? demanda inquiète, Marion.

– Pardonnes moi. Tu ne m’as pas reconnu ?

– Euh, vous n’êtes pas Koukai quand même ? fit-elle.

– Bah si, c’est moi. On m’appelle aussi Kobo Daishi, je trouve ça plus mignon.

– Vous parlez un excellent français, fit Gaspard, admiratif. Un excellent traducteur derrière…

– Oui, tu as bien compris. C’est mon ordinateur qui traduit toute ma pensée dans toutes les langues… Tellement pratique, ces instruments.

– Mais vous auriez 1200 ans, Monsieur, aujourd’hui.

– Ah ça ! et il rit. Tu ne connais pas bien la physique quantique, Marion. Comment ai-je pu remplacer ton Galaxy ?

– Oui, ça a beaucoup questionné.

– C’est l’ubiquité… et la translation. J’ai découvert ça, en méditant dans ma jeunesse, que deux cailloux qui semblent être identiques pouvaient être translatés par la pensée et échangés de places. De nos jours, c’est terriblement facile avec ces objets tous identiques qui sont fabriqués à la chaine…

– Ah… Mais vous n’êtes pas mort ?

– Ah ça ! Je ne suis jamais mort ou suis-je déjà mort à plusieurs reprises ? Ou suis-je toujours vivant ? Je ne sais répondre à cela. Ce que je peux te dire, c’est que j’existe toujours…

 

Les deux enfants regardaient le personnage émerveillés.

 

– Comme le temps presse, je vous explique le problème et tout va normalement rentrer dans l’ordre dans quelques heures. Vous avez vu que toutes vos données disponibles sur la toile ont été vidées et remplacées par mon Mandala. Quelques personnes savent ce que cela signifie. J’ai du malheureusement vous bloquer tous les deux parce que Marion tu as mis en ligne un petit film très intéressant mais terrible. Sais-tu qui est cet homme que tu as filmé ?

– Euh, non. J’ai pensé que c’était un dingue.

– C’est Nicolas Flamel.

– Vous vous moquez de nous, l’alchimiste de la Pierre Philosophale ? s’écria Marion.

– Je vois que tu lis Harry Potter ! Riddikulus ! fit le saint homme en lançant le bras en avant en produisant un étourdissant tourbillon de ballons multicolores.

– Nicolas Flamel est bien plus ancien que Harry, grommela Gaspard.

– Bref, Nicolas est un ami et je ne pouvais pas le voir dégénérer comme cela, il fallait le mettre à l’abri. Depuis quelques temps, c’était bien, j’avais inventé une incantation tantrique qui lui permettait de se tenir correctement, de ne pas assassiner quelqu’un pour la ressusciter quelques minutes plus tard, etc. Le seul problème, c’est que Nicolas est quelqu’un d’extrêmement intelligent et aussi d’une grande sensibilité et il a compris qu’à un moment donné, mon incantation pouvait comporter des failles… Il faut bien que je laisse une « backdoor » n’est-ce pas ? Il a mis un certain temps, mais il l’a trouvé et donc… J’ai mis quelques heures pour résoudre ce problème.

– Mais c’est quoi le rapport avec notre film alors ? fit Marion.

– Figure toi que ces derniers temps, l’ésotérisme est à la mode. Personne ne croit plus en de grandes religions ou élans de vie… tout le monde pense à sa petite personne et beaucoup de personnes mal-intentionnées aimeraient tellement mettre la main sur la Pierre philosophale par exemple.

– Elle existe vraiment ? demanda Marion.

– Oui, Nicolas a réussi à améliorer une version de la pierre que Copernic avait réussi à trouver. En gros, cette fichue pierre n’est pas terrestre.

– Elle est d’origine météoritique ?

– Oui et non. Elle l’est, parce qu’elle nous est parvenu à travers l’espace, mais elle ne l’est pas totalement, parce que quelqu’un est allé la chercher dans l’espace…

– Ubiquité ! cria Gaspard

– Brillant, jeune homme, dit le saint homme en souriant. Quand j’ai maîtrisé ce qu’est devenue la physique quantique, j’ai voulu échanger les pierres de la Terre avec les pierres qui tournaient autour du Soleil. Essayez un jour. C’est très rigolo.

Tiens ! rires… encore ceux-là ? Ils veulent toujours m’attraper.

– des traceurs ?

– Oui. Mais le meilleur traceur au monde est celui que j’ai inventé. Ils ne peuvent pas faire ce que je peux faire avec mes connaissances. La NSA consacre je ne sais combien de millions par an à chercher mes traces. Je n’en laisse jamais, puisque je suis totalement quantique. Je suis à plusieurs endroits en même temps ! le saint homme éclate de rires.

– Mais ça demande une énergie folle ça non ? demanda Gaspard.

– Pour les Terriens sédantaires, oui. Pour moi, non. L’énergie est infinie. Le Soleil brille toujours, Gaspard… Essaie de comprendre…

 

—–

 

– Ho hé, faut te réveiller !

– Tu m’emmerdes Marion à me secouer comme ça tous les matins !

– C’est pas comme ça qu’on parle à sa chérie dès le matin !

– Oui, mais j’ai quand même fait un rêve bizarre.

– Ah oui ? T’as rêvé de Mandalas ?

– Comment tu sais ?

– Bah, il est mort y a pas très longtemps non ?

– Ca c’est Mandela, Marion.

– Ah oui. C’est vrai… Mandala, Mandela… panser, penser…

 

——

 

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