quand la lumière du « phare de/au chevet » vacille…

Je l’évoque souvent, cette métaphore de Pierre Bourdieu qui comparait sa sociologie à un sport de combat.
La psychologie du travail, parce que son écoute est centrée sur le travail, cette chose sans laquelle notre existence sur terre aurait moins de sens – même si le travail peut être une activité non rémunérée -, est aussi un sport de combat.

Mais au-delà, c’est surtout une activité physique, cette écoute engagée à laquelle le travail invite.
Engagée corporellement dans l’écoute, traversé par les nombreuses projections de l’autre sur soi, par les circonvolutions voire les convulsions cataclysmiques de l’autre…
Entraînée parfois dans les abîmes insondables de la personne dont la souffrance énoncée en réveille une autre, actuelle sur un autre plan (familial, sociétal, physique et corporel, psychique…), ancienne sur le même plan (répétitions, similitudes, métaphores…) ou tout simplement nouvelle, inconnue, découverte…

Notre présence impose que l’autre soit accueilli pleinement dans cet instant là où la personne franchit le pas de la porte, avec une écouté engagée qui ne juge pas, qui n’essaie pas de trouver seulement la cohérence du discours, qui ne s’effraie pas de ce que l’autre vit ou a vécu mais sait nommer les choses, qui déculpabilise, qui désangoisse et qui suit les différents niveaux de ce que l’autre dit, à la vitesse de l’autre… Certaines personnes ont un débit ultra-rapide, d’autres un débit très lent, d’autres font des détours inimaginables…

Subir ça, rester cette présence rassurante, être ce phare de chevet, demande une énergie vitale de vie, alimentée en pulsion de vie, indéboulonnablement ancrée, comme le Grand Creac’h face à la férocité des déferlantes de l’Océan, dans le respect du vivant contre le camp de la mort.

Mon anthropomorphisme attribue au Creac’h, une présence bien humaine… Même lui, vacille parfois, lorsque les éléments sont déchaînés.

Moi qui ne suis pas aussi solide que le Creac’h, puis un humain et non un superman (en tout cas, j’ai renoncé, du haut de ma petite existence de Psy à vouloir transformer le monde…), je peux subir les attaques de différentes choses de ma vie. Maladie, bénigne certes, mais maladie. Les tracas de ma petite existence avec mes propres problèmes existentiels. Une baisse d’énergie, un coup de pompe ou de mou.

Mon enveloppe corporelle, charnelle, sensuelle, sexuelle, réelle est moins étanche aux assauts des déferlantes…
Et c’est là que les choses sont encore plus épuisantes…
Il faut souquer en même temps qu’écouter, les pompes habituelles qui évacuent normalement l’eau qui a pénétré notre corps, ne fonctionnent plus… Le réseau électrique qui nous relie à la terre ferme est rompu, il faut puiser dans les réserves propres… Souquer… Souquer au risque d’être enseveli par les flots, de se noyer, d’être broyé par l’Océan… Souquer au risque de mourir, atteint par la violence des autres (je dis bien des autres et non de l’autre, le patient ou la patiente qui est en face de moi.).

Ce « souquer » est une réelle souffrance, un combat de Sisyphe, car c’est l’épuisement même. C’est être là au-delà de ce qui est possible d’être là, en prenant sur soi ce qui ne nous appartient pas, en recyclant à toutes vitesses tous les éléments qui nous atteignent et nous transpercent, panser les plaies, vider l’eau, courir colmater la dernière fissure, s’assurer que la lumière ne s’éteindra pas, respirer, nager, ramer, souquer…

 

Stop ! Rideau.

 

J’ai arrêté d’écouter, je me mets à flotter. Non non, pas cette fameuse écoute flottante dont parlent les psys. Nan. Je flotte, j’ai arrêté de souquer, j’ai mis ma combinaison de plongée, j’ai mis mon scaphandre et je me laisse flotter à la dérive des éléments… Parce que ce n’est plus humain, parce que je vais mourir dans ce phare où le niveau de l’eau a atteint les lampes…
C’est un peu mon siège éjectable, ma flotterie interne… Je me mets en mode automatique et j’écoute en mode automatique. Le pilote automatique fait son boulot, je suis là sans être là, j’écoute sans écouter, mon corps a dit stop, il n’en pouvait plus…
D’ailleurs, je ne retiens plus rien de ce que j’entends, les mots deviennent des cotons neigeux qui ne m’affectent plus, je suis dans ma bulle, les éléments glissent sur moi, je n’entends plus rien, je n’écoute que mon coeur qui continue de battre…

Là, j’ai besoin de repos.
Simplement.
De reposer mon corps meurtri par les assauts, de me détendre…
De dormir profondément même si l’endormissement est difficile, de dormir…

 

 

Des grands sportifs, on dit souvent que leur hygiène de vie est un des éléments les plus importants pour maintenir leur niveau d’excellence.
Sans avoir la prétention de remporter la médaille olympique, la psychologie du travail est vraiment, pour moi, un sport de haut niveau.

 

Ecrit dans le métro, en partance pour la province…